2.3. L’instinct du travail bien fait : finalité spécifique et fonction universelle

Il ressort de la précédente sous-section que Veblen considère l’instinct du travail bien fait et celui de sympathie sociale comme intimement liés. Non seulement ces deux instincts seraient apparus simultanément, selon un même processus darwinien de sélection naturelle, mais leur finalité serait largement concordante. L’instinct du travail bien fait pousse l’homme à tirer parti de son environnement naturel pour satisfaire ses besoins matériels et, de façon générale, ceux de sa communauté d’existence. Il joue donc un rôle primordial dans l’adaptation de l’être humain à son milieu. En particulier, il est le principal déterminant de l’accumulation des connaissances techniques et, partant, du développement industriel de la société (cf. supra chap. 1, 1.1. et 3.3.). En tant qu’il vise à accroître le bien-être matériel des générations présente et à venir, l’instinct du travail bien fait sert la finalité de l’instinct de sympathie sociale. Réciproquement, dans la mesure où il incite à l’instauration de relations sociales pacifiques et coopératives, l’instinct de sympathie sociale favorise un environnement institutionnel propice à l’épanouissement de l’instinct du travail bien fait. Au total, « les deux ont beaucoup en commun. Ils se consacrent largement aux mêmes fins objectives concrètes et le fait qu’ils s’entretiennent mutuellement, de façon courante et intime, fait qu’il est souvent extrêmement difficile de les distinguer » 430 [1914, p. 25]. De ce point de vue, il n’y aurait donc pas lieu de considérer l’instinct du travail bien fait et celui de sympathie sociale indépendamment l’un de l’autre. Les interprétations dichotomiques, évoquées en introduction de la présente section, seraient donc fondées à les regrouper dans une même catégorie, celle des instincts au service de l’intérêt général de la société.

Cependant, cette approche n’épuise pas l’analyse veblenienne de l’instinct du travail bien fait. En effet, dans The Instinct of Workmanship, Veblen [1914] introduit l’idée selon laquelle cet instinct ne se caractériserait pas uniquement par sa finalité spécifique d’accroissement du « bien-être matériel de la communauté », mais remplirait également une fonction universelle qui le distinguerait de tous les autres instincts. Cette fonction, il la définit comme la recherche et la mise en œuvre des moyens les mieux adaptés à la satisfaction d’une fin quelle qu’elle soit. Là où tous les autres instincts poussent uniquement l’être humain à satisfaire quelque fin générale, l’instinct du travail bien fait engage son intérêt et ses efforts dans des considérations de nature instrumentale. À cet égard, « on peut, d’une certaine façon, dire de cet instinct qu’il est l’auxiliaire de tous les autres, qu’il est concerné par les moyens de la vie plutôt que par une quelconque fin ultérieure donnée » 431 [1914, p. 31]. Pour autant, cette fonction universelle n’en est pas moins définie, à l’instar de toute propension instinctive, par le fait qu’elle soutient un mobile caractéristique de l’action humaine, lequel peut être vu comme une fin en soi. Ainsi, « l’utilisation efficace des moyens à disposition et la gestion adéquate des ressources disponibles pour les buts de la vie sont elles-mêmes une fin de l’effort et l’accomplissement d’une telle tâche est une source de satisfaction » 432 [1914, pp. 31-32]. Enfin, la fonction universelle de l’instinct du travail bien fait entretient un rapport étroit avec l’intelligence humaine. Comme l’a relevé Murphey [1990, p. xviii], « toutes deux entrent dans la catégorie des moyens, toutes deux sont téléologiques et toutes deux sont étroitement liées au processus de cognition ». Aussi est-il probable qu’en affirmant l’existence et l’importance de cette fonction universelle de l’instinct du travail bien fait, Veblen ait cherché à donner un fondement instinctif à l’intelligence de l’homme. Cette préoccupation transparaissait déjà dans « The Place of Science in Modern Civilisation », lorsqu’il déclarait que « le penchant téléologique de l’intelligence est un trait héréditaire établi dans la race [humaine] par l’action sélective de forces qui ne visent aucune fin [i.e. les forces de la sélection naturelle] » 433 [1906a, p. 5].

Les deux composantes de l’instinct du travail bien fait, sa finalité spécifique et sa fonction universelle, ne sont pas, pour Veblen, exclusives l’une de l’autre. Autrement dit, la fonction universelle qu’il reconnaît à cet instinct, dans The Instinct of Workmanship [1914], ne remet pas en cause le fait qu’il engage l’individu à accroître l’efficacité productive de la société. C’est donc un double contenu psychologique que Veblen [1914] donne au concept d’instinct du travail bien fait 434 .

Notes
430.

« Indeed, the two have much in common. They spend themselves on much the same concrete objective ends, and the mutual furtherance of each by the other is indeed so broad and intimate as often to leave it a matter of extreme difficulty to draw a line between them ».

431.

« This instinct may in some sense be said to be auxiliary to all the rest, to be concerned with the ways and means of life rather than with any one given ulterior end »

432.

« Efficient use of the means at hand and adequate management of the resources available for the purposes of life is itself an end of endeavour, and accomplishment of this kind is a source of gratification ».

433.

« The teleological bent of intelligence is an hereditary trait settled upon the race by the selective action of forces that look to no end ».

434.

À cet égard, nous nous inscrivons en faux contre la thèse de Daugert [1950, p. 89], selon laquelle « l’instinct du travail bien fait ne joue qu’un rôle mineur dans les conceptions psychologiques de Veblen après 1906 », c’est-à-dire après qu’il a introduit l’instinct de curiosité désintéressée [1906a]. D’après Daugert, au-delà de cette date, Veblen ne concevrait plus l’instinct du travail bien fait comme une catégorie psychologique, mais l’utiliserait uniquement « à des fins polémiques », c’est-à-dire pour servir un propos normatif. Cependant, Daugert n’apporte aucune justification à cette affirmation. D’une part, il n’explique pas en quoi l’introduction de l’instinct de curiosité désintéressée aurait conduit Veblen à vider le concept d’instinct du travail bien fait de son contenu psychologique. D’autre part, l’analyse psychologique la plus aboutie que notre auteur ait livrée des instincts est postérieure à 1906, puisqu’elle se trouve dans The Instinct of Workmanship (cf. les citations de [1914] supra 1.1. dans ce chapitre). Or, il est évident que les conceptions psychologiques que Veblen développe dans cet ouvrage s’appliquent aussi à l’instinct du travail bien fait.