2.4. Nature et manifestations des instincts de rivalité

Après avoir précisé les étapes de la formation du concept d’« instincts de rivalité » dans la pensée de Veblen (2.4.1.), nous exposerons les principales manifestations qu’ont prises, selon lui, ces instincts dans l’histoire de l’humanité (2.4.2.).

2.4.1. De la « propension à l’émulation prédatrice » aux instincts de rivalité

Dans l’article où il se réfère pour la première fois aux instincts de sympathie sociale et du travail bien fait, Veblen [1898b, p. 83] évoque également l’existence d’« une inclination sportive au combat » 435 qui inciterait les êtres humains à s’affronter. Toutefois, il n’explicite pas clairement la nature et l’origine de ce penchant « prédateur ». Il affirme simplement que ses manifestations sont plus récentes que celles des instincts de sympathie sociale et du travail bien fait et qu’elles dérivent peut-être d’une « propension à l’émulation » qui se serait initialement exprimée dans « l’efficacité industrielle ». Veblen [1899a] se fait plus précis dans The Theory of the Leisure Class. Il affirme alors que ce penchant prédateur est de la nature d’un instinct qu’il caractérise en ces termes : « la propension à l’émulation prédatrice […] est un développement particulier de l’instinct du travail bien fait, une variante relativement éphémère et tardive, malgré sa grande ancienneté en durée absolue. Cette impulsion, que l’on pourrait aussi bien nommer instinct sportif, est profondément instable en comparaison de l’instinct primordial du travail bien fait, à partir duquel il s’est développé et dont il s’est différencié » 436 [1899a, p. 270]. Bien que cette description ne soit pas des plus limpides, il est possible d’en tirer certaines conclusions importantes.

En premier lieu, Veblen [1899a] semble considérer que tous les comportements de rivalité résultent d’un instinct unique auquel il donne le nom d’« instinct sportif » ou « instinct prédateur » (cf. par exemple [1899a, pp. 29, 301]). En second lieu, il affirme que celui-ci est issu de l’instinct du travail bien fait, dont il serait, en quelque sorte, une expression dégénérée. En troisième lieu, l’instinct prédateur se serait autonomisé de l’instinct du travail bien fait, même si notre auteur n’explique pas comment.

Cependant, l’analyse veblenienne des instincts ne prenant, de façon générale, sa forme définitive que dans The Instinct of Workmanship, c’est dans cet ouvrage qu’il faut chercher sa conception aboutie de l’instinct prédateur. Son expression la plus explicite en est donnée dans la longue citation suivante : « on suppose que les sentiments égoïstes d’arrogance et d’avilissement , […] et les propensions instinctives dont ces sentiments sont l’expression émotionnelle , sont restés inchangés, quant à leur force et leur nature, pendant cette longue période d’habituation cumulative qui leur a donné leur importance dans les institutions de la culture pécuniaire ; suivant leur propre mouvement, ils produiront maintenant des conséquences semblables à celles qu’ils ont toujours produites. Toutefois, il en est de même pour ces autres instincts dont l’expression est à l’origine des premiers gains réalisés dans la culture sauvage en termes de connaissance et d’habileté au travail, avant que les sentiments égoïstes sous-jacents à la culture pécuniaire ne prennent le dessus. L’instinct de sympathie sociale et les instincts du travail bien fait et de la curiosité ont été dominés par l’habituation cumulative à la règle des propensions égoïstes qui a triomphé dans la culture de la prédation, […] mais ces instincts favorables au travail bien fait restent aussi intrinsèques à la nature humaine que les autres  » 437 [1914, pp. 181-182, nous soulignons].

Il apparaît qu’entre 1899 et 1914, Veblen a rejeté l’idée d’un instinct prédateur unique pour affirmer l’existence d’une pluralité de « propensions instinctives » que nous désignerons sous le terme d’instincts de rivalité. Parmi eux, Veblen [1914] range « l’instinct de pugnacité » [p. 32] pour lequel il renvoie à McDougall, les penchants à l’« autoglorification » et à l’« égoïsme » [pp. 43-45] et « la propension à […] l’acquisition » [pp. 11, 172-174]. Par ailleurs, Veblen [1914] ne prétend plus que les instincts de rivalité seraient issus de l’instinct du travail bien fait, comme c’était le cas en 1899. Enfin, il ressort clairement de la citation précédente que notre auteur appréhende désormais les instincts de rivalité comme une catégorie à part entière. Aussi met-elle en défaut les interprétations mentionnées en introduction de la présente section, qui nient l’existence, dans l’analyse veblenienne, d’un ensemble d’instincts de rivalité autonomes.

Notes
435.

« A sportsmanlike inclination to warfare ».

436.

« The propensity to predatory emulation […] is but a special development of the instinct of workmanship, a variant, relatively late and ephemeral in spite of its great absolute antiquity. The emulative predatory impulse – or the instinct of sportsmanship, as it might well be called – is essentially unstable in comparison with the primordial instinct of workmanship out of which it has been developed and differentiated ».

437.

« The self-regarding sentiments of arrogance and abasement, […] and the instinctive proclivities of which these sentiments are the emotional expression are presumed to have remained unchanged in force and character through that long course of cumulative habituation that has given them their ascendency in the institutions of the pecuniary culture, and of their own motion they will yield now results of the same kind as ever. But the like is true also for those other instincts out of whose working came the earlier gains made in knowledge and workmanship under the savage culture, before the self-regarding sentiments underlying the pecuniary culture took the upper hand. The parental bent and the instincts of workmanship and of curiosity will have been overborne by cumulative habituation to the rule of the self-regarding proclivities that triumphed in the culture of predation, […] but these instincts that make for workmanship remain as intrinsic to human nature as the others ».