1.1. Les fondements psychologiques du concept d’habitude

En vue de mieux saisir la conception veblenienne de l’habitude (1.1.2.), nous commençons notre analyse par un bref exposé de ses sources d’inspiration. Celles-ci se situent dans la philosophie pragmatiste et la psychologie fonctionnelle qui lui est apparentée (1.1.1.).

1.1.1. Les influences : le concept d’habitude dans la philosophie pragmatiste et la psychologie fonctionnelle (C. S. Peirce et W. James)

Nous avons déjà souligné (supra chap. 2, 2.2.2.) l’importance de la pensée de C. S. Peirce dans la formation des conceptions épistémologiques de Veblen. Or, il est probable que le père de la philosophie pragmatiste ait aussi eu une influence sur le recours de notre auteur au concept d’habitude et sur le contenu qu’il lui a donné [Waller, 1988, pp. 113-118 ; Twomey, 1998, pp. 437-440 ; Kilpinen, 1998, pp. 24-28]. Cette notion occupe, en effet, une place essentielle dans la philosophie peircienne. Selon Peirce [1878, p. 246], « toute la fonction de la pensée est de produire des habitudes d’action [‘habits of action’] ». Rappelons que, pour lui, l’exercice de la pensée, « l’enquête », répond toujours à « l’irritation du doute » et vise à l’établissement d’une « croyance » dont dérivera une « habitude », c’est-à-dire une « règle d’action » [Peirce, 1878]. Les croyances se distinguent les unes des autres par le fait qu’elles produisent chez l’individu des habitudes d’action différentes. Par ailleurs, les habitudes se développent et se renouvellent dans le cycle sans fin de la « croyance » et du « doute ». Ainsi, « la croyance étant une règle d’action, dont l’application implique un nouveau doute et une pensée nouvelle, en même temps qu’elle est un point de repos, elle est aussi un nouveau point de départ pour la pensée »[Peirce, 1878, p. 244].

Cette conception de l’habitude appelle quelques commentaires. Premièrement, Peirce distingue clairement l’habitude de l’action qu’elle suscite. Ainsi, il affirme que « l’identité d’une habitude dépend de la façon dont elle pourrait nous faire agir non pas seulement dans telle circonstance probable, mais dans toute circonstance possible, si improbable qu’elle puisse être. Ce qu’est une habitude dépend de ces deux points : quand et comment elle nous fait agir » [Peirce, 1878, p. 247]. L’habitude est donc une inclination à agir d’une certaine façon dans certaines circonstances. La fréquence avec laquelle cette inclination s’exprime réellement en suscitant une action est secondaire dans la définition peircienne de l’habitude. Cette idée selon laquelle celle-ci est une « propension ou une disposition », « non un comportement en tant que tel », sera partagée par les tenants de la psychologie fonctionnelle et les autres philosophes pragmatistes, notamment W. James et J. Dewey, ainsi que par Veblen [Hodgson, 2004a, pp. 169-171 ; 2004b]. Deuxièmement, Peirce a une conception extensive des habitudes d’action. Ainsi doivent-elles être entendues comme des « habitudes générales de conduite [‘general habits of conduct’] », au « sens le plus large » du mot « conduite » : « si, par exemple, la prédication d’un concept donné devait nous conduire à admettre qu’une forme donnée de raisonnement concernant le sujet dont il est affirmé, était valide, quand autrement elle ne serait pas valide, la reconnaissance de cet effet dans notre raisonnement serait sans discussion possible une habitude de conduite » [Peirce, 1908, p. 188]. Les habitudes d’action, qui résultent de l’établissement d’une croyance, englobent donc à la fois des habitudes de faire et de penser. Troisièmement, non seulement la croyance dont dérive l’habitude « est quelque chose dont nous avons conscience » [Peirce, 1878, p. 244], mais l’habitude est elle-même « un phénomène conscient et réfléchi », au sens où elle est « ‘délibérément formée et s’autoanalyse’ » 439 [Kilpinen, 1998, p. 26]. Quatrièmement, Peirce en vient à considérer les habitudes comme « la base même de l’intelligence » [Waller, 1988, p. 114 ; Twomey, 1998, p. 437]. Il affirme ainsi que « le pouvoir intellectuel n’est rien d’autre que la facilité à prendre des habitudes et à les suivre dans des cas essentiellement analogues aux cas normaux de liaisons de sentiment dans lesquels ces habitudes ont été formées, bien qu’ils en soient très éloignés dans leurs aspects non essentiels » [Peirce, 1891, p. 205]. Autrement dit, l’intelligence de l’homme résiderait dans sa capacité à adopter des « règles d’action » et à s’y conformer dans les situations appropriées. Un autre des principaux fondateurs de la philosophie pragmatiste, W. James, s’est attaché à justifier cette idée dans le cadre de ses travaux psychologiques.

Contrairement à Peirce, James développe une analyse physiologique de l’habitude qu’il définit comme une « voie de décharge nerveuse créée dans le cerveau, voie que certains courants afférents tendent désormais à prendre comme voie de sortie » [James, 1908, p. 173]. Selon lui, l’acquisition d’habitudes est permise par la « plasticité du cerveau », « un organe où des courants venus des sens tracent avec une extrême facilité des voies qui ne disparaissent pas aisément » [James, 1908, p. 177]. Cette conception lui permet d’expliquer pourquoi il est plus facile d’acquérir des habitudes que de s’en défaire. Outre les fondements physiologiques qu’il lui donne, James s’attache à préciser les effets pratiques de l’habitude. Il affirme, à cet égard, que celle-ci « simplifie et perfectionne les mouvements », de même qu’elle « diminue la fatigue » et « l’attention consciente » [James, 1908, pp. 178-179]. Comme Peirce, James considère que l’habitude est souvent « délibérément formée », puisqu’elle résulte fréquemment d’un apprentissage volontaire 440 . En revanche, il insiste peu sur la thèse peircienne selon laquelle l’habitude « s’autoanalyse » et, plus généralement, sur le fait que « nous avons conscience d’être gouvernés par une habitude » [Peirce, 1891, p. 205]. James estime que la principale qualité de celle-ci est de permettre à l’individu d’accomplir des actes sans intervention de sa volonté consciente. Ainsi, les habitudes économisent les ressources intellectuelles de l’individu, en lui permettant de focaliser entièrement son attention sur des situations nouvelles. En d’autres termes, les actes habituels sont « autant de liberté conquise aux régions supérieures du cerveau et de la pensée », c’est-à-dire au niveau des « centres intellectuels » [James, 1908, pp. 180-181]. Aussi James considère-t-il la capacité à acquérir des habitudes comme la condition sine qua non du développement de l’individu, tant du point de vue de ses facultés physiques qu’intellectuelles 441 . En bref, « si l’habitude ne venait nous apporter ses perfectionnements et ses économies de dépenses nerveuses et musculaires, nous serions de très pauvres hères » [James, 1908, p. 178]. Enfin, James a également tiré des implications non seulement sociales, mais aussi morales et pédagogiques de son analyse de l’habitude. Les secondes consistent en une série de maximes de conduite sur lesquelles il est inutile de s’appesantir dans le cadre de notre travail. En revanche, les premières nous intéresseront lorsque nous aborderons la conception veblenienne des institutions. Nous les exposerons donc à ce moment-là (infra 1.2. dans ce chapitre). Pour l’heure, il s’agit d’identifier dans quelle mesure Veblen a tiré parti des théories de Peirce et James pour fonder sa propre analyse psychologique de l’habitude 442 .

Notes
439.

Ces derniers termes sont de Peirce lui-même.

440.

Cela ne signifie pas, pour autant, que toutes les habitudes sont de cette nature. En particulier, James [1908, p. 184] souligne l’importance de l’éducation reçue, dans la formation des habitudes. Nous reviendrons sur ce point lorsque nous aborderons la question de la transmission des habitudes de pensée (cf. infra 1.2.3. dans ce chapitre).

441.

On notera que cette conception du rapport entre l’habitude et l’intelligence est opposée à celle développée ces dernières décennies, dans le champ de l’économie standard, par des auteurs tels que Gary S. Becker. En effet, là où Becker analyse les habitudes comme dérivant in fine d’un comportement rationnel, James met en avant la prééminence de celles-ci sur la rationalité. Autrement dit, si la formation d’habitudes répond fréquemment à des choix délibérés et conscients, ces choix dépendent eux-mêmes de l’existence préalable d’habitudes [Hodgson, 1997a ; 2004b].

442.

Nous n’aborderons pas la conception de l’habitude développée par le troisième des principaux fondateurs de la philosophie pragmatiste, J. Dewey. En effet, il est très difficile, pour des raisons chronologiques, d’établir dans quelle mesure elle a influencé l’analyse de Veblen. La théorie deweyenne de l’habitude n’a pris sa forme définitive qu’en 1922, avec la publication de Human Nature and Conduct. La seule référence que Veblen ait faite à Dewey concerne d’ailleurs cet écrit qu’il cite dans son dernier ouvrage, Absentee Ownership and Business Enterprise in Recent Times [1923, p. 16]. Pour autant, il ne s’agit pas de nier que Dewey ait eu quelque influence sur la conception veblenienne de l’habitude. Comme nous l’avons déjà relevé (supra chap. 2, 2.2.), le parcours des deux hommes s’est croisé à diverses reprises à partir de 1894. Aussi la question centrale est-elle moins de savoir s’ils se sont influencés que de savoir, le cas échéant, qui a influencé l’autre et sur quel point. Répondre à cette question est d’autant plus ardu que Veblen et Dewey ont des sources d’inspiration communes, au premier rang desquelles W. James. Déterminer la nature des influences entre Dewey et Veblen supposerait donc une analyse comparée du développement de leur pensée respective, dans laquelle nous ne nous engagerons pas ici. Pour une introduction à la théorie deweyenne de l’habitude, on pourra notamment se reporter à Waller [1988, pp. 116-118] et Jensen 1988 [pp. 92-98]. Enfin, Hodgson [2004b] soutient que, dans l’ensemble, James, Dewey et Veblen partageaient une même conception de l’habitude.