1.1.2. La conception veblenienne de l’habitude

Dans The Theory of the Leisure Class, Veblen expose sa conception de l’habitude, lorsqu’il discute des modes de consommation attachés aux différentes strates socio-économiques de la société. Il déclare alors qu’« un niveau de vie est, par nature, une habitude. C’est une échelle et une méthode habituelles de réponse à des stimuli donnés » 443 [1899a, p. 106]. Cette affirmation indique que Veblen adhère à la définition peircienne de l’habitude, comme propension acquise à se comporter d’une certaine façon dans certaines circonstances. De plus, il partage la conception extensive de l’habitude du philosophe pragmatiste. Toutefois, il différencie beaucoup plus scrupuleusement que lui les habitudes de faire et de penser. Là où Peirce les regroupait dans une même catégorie, « les habitudes d’action » ou « de conduite », Veblen distingue systématiquement les « habitudes de vie [‘habits of life’] » des « habitudes de pensée [‘habits of thought’] ». Les premières renvoient clairement à des habitudes de faire. Le fait que Veblen n’utilise pas l’expression « habitudes d’action » pour les désigner tient, peut-être, au sens très large que Peirce donne à ce terme. Il est, toutefois, impossible de s’en assurer.

Par ailleurs, Veblen estime, à l’instar de James, que la caractéristique première d’une habitude est la difficulté qu’éprouve l’homme à s’en défaire ou à en changer. Cependant, il insiste sur le fait que toutes les habitudes n’ont pas la même inertie. Celle-ci serait plus ou moins grande selon la durée de leur formation, c’est-à-dire la longueur de l’« habituation », leur ancienneté et leur constance, ainsi que leur rôle dans la vie de l’homme 444 . Ainsi, « une habitude donnée s’affirmera généralement avec d’autant plus de force, que l’habituation est longue, que l’habitude n’est pas rompue et qu’elle coïncide avec les formes habituelles qui l’ont précédée dans le processus de la vie » 445 [1899a, pp. 107-108]. Cette dernière condition est d’ailleurs cohérente avec le point de vue de Peirce selon lequel la formation d’habitudes est un processus sans fin. En outre, Veblen établit, dès 1899, un lien entre les dispositions instinctives de l’individu et l’orientation de ses habitudes. Il affirme, en effet, que « les aptitudes héritées et les traits de tempérament sont presque aussi importants que la longueur de l’habituation dans la détermination de la gamme des habitudes qui viendront à dominer le schème de vie de tout individu » 446 [1899a, p. 108]. Toutefois, ce n’est que dans The Instinct of Workmanship [1914] que notre auteur a livré son analyse la plus aboutie des rapports entre les instincts et les habitudes de l’homme.

Selon Veblen [1914], les habitudes et les instincts ne gouvernent pas l’action humaine de façon alternative. Loin de fonder deux types de comportements indépendants l’un de l’autre, ils seraient étroitement complémentaires. En effet, Veblen [1914, p. 38] affirme que, « chez l’homme, les instincts ne vont pas jusqu’à prescrire une séquence déterminée d’actions ; ils laissent un champ plus ouvert pour l’adaptation du comportement aux circonstances de la situation » 447 . Cette latitude, dont dispose l’individu, est fondamentale en ce qu’elle lui permet de développer des habitudes. Ainsi, « [une] action impulsive [qui] ne permet aucune adaptation à travers l’usage d’habitudes ne peut, à proprement parler, être qualifiée d’instinctive » 448 [1914, p. 38]. Il existe donc, selon Veblen, un double rapport de dépendance entre les instincts et les habitudes dans la formation du comportement humain. D’une part, les instincts donnent une orientation générale aux habitudes développées par l’individu. D’autre part, celles-ci sont le principal mode d’expression, mais aussi d’interprétation, des propensions instinctives. Plus précisément, les habitudes permettent l’adaptation des mobiles généraux de l’action humaine, que sont les instincts, aux circonstances particulières de la situation. Comme le résume Geoffrey M. Hodgson [2004b], « les habitudes sont, pour Veblen, les moyens additionnels et nécessaires pour que les propensions instinctives soient poursuivies dans un environnement changeant ». Notre auteur considère donc, à l’instar de Peirce et James, que la capacité à former des habitudes est constitutive d’un être humain actif, ayant un comportement téléologique. Reste à établir dans quelle mesure et de quelle façon elle est, pour lui, liée aux facultés délibératives, intellectuelles, de l’individu.

En premier lieu, Veblen suggère que la formation d’habitudes répond, au moins en partie, à la volonté consciente et réfléchie des individus.Ainsi, « lorsque l’instinct prescrit à peine plus que la fin de l’effort et laisse plus ou moins ouverte la possibilité de choisir la séquence des actes par laquelle cette fin est destinée à être atteinte, alors la part de réflexion, de décision et d’adaptation délibérée sera proportionnellement importante. La formation d’habitudes et leur diversité s’en trouveront, elles aussi, accrues dans des proportions équivalentes » 449 [1914, p. 38]. L’adaptation circonstancielle des mobiles instinctifs de l’être humain implique donc l’exercice de ses facultés délibératives. Celles-ci jouent un rôle d’autant plus important dans la formation de ses habitudes, que les fins prescrites par l’instinct sont générales et laissent à l’individu une grande latitude dans la façon de les satisfaire. Par exemple, la production de connaissance désintéressée peut être interprétée comme un processus d’« habituation » qui mobilise fortement les capacités de réflexion de l’individu. L’instinct de curiosité désintéressée est, rappelons-le, une propension à comprendre le monde sans autre finalité. L’individu dispose donc d’une marge d’autonomie importante dans la manière de répondre à cette inclination. Toutefois, comme nous l’avons montré (supra chap. 2), la formation des habitudes de pensée qui correspond à la production de connaissance désintéressée est contrainte par l’environnement institutionnel de la société dans laquelle elle a lieu. Cette idée peut être généralisée en un deuxième principe.

En deuxième lieu, l’exercice des facultés délibératives de l’être humain, dans la formation de ses habitudes, est soumis à un « contrôle social » largement inconscient. Lorsque celui-ci est particulièrement fort, l’individu peut même ne pas avoir conscience que son action et sa pensée sont gouvernées par des habitudes. Il lui sera alors d’autant plus difficile de s’en défaire. Il en est notamment ainsi des « préconceptions » qui sous-tendent la production scientifique et dont nous avons exposé les manifestations dans l’histoire de la pensée économique (cf. supra partie 2). Plus généralement, « en tous lieux et à toutes époques, les hommes aiment à croire que leurs propres normes de conduite sont fixées dans la nature des choses, si bien que chaque peuple considère son propre système établi d’usages juridiques et moraux comme étant, en principe, invariablement juste et bon » 450 [1923, p. 16].

En troisième lieu, quelle que soit la façon dont ses habitudes sont formées, l’individu est conscient de l’orientation que prennent, sous leur impulsion, son action et sa pensée. Dans The Theory of the Leisure Class, Veblen [1899a, p. 116] affirme que « les habitudes de pensée […] constituent la substance de la vie consciente d’un individu » 451 . Le sens de cette formule a été explicité dans un article, publié un an auparavant, dans lequel il déclare : « comme les autres animaux, l’homme agit en réponse aux stimuli produits par l’environnement dans lequel il vit. Comme les autres espèces, il est une créature d’habitudes et de propensions. Cependant, à un degré supérieur aux autres espèces, l’homme assimile mentalement le contenu des habitudes sous la gouverne desquelles il agit, et est conscient de l’orientation de ces habitudes et propensions. Il est un agent remarquablement intelligent » 452 [1898b, p. 80]. En d’autres termes, l’individu a conscience de ce qu’il pense et de ce qu’il fait. En outre, on notera que Veblen ne pose aucune limite à cette faculté. Par conséquent, on peut supposer que même si l’individu ignore que son comportement est régi par des habitudes, il est malgré tout conscient de l’orientation que prennent, sous leur impulsion, son action et sa pensée.

En quatrième lieu, l’habitude est nécessaire à l’exercice de l’intelligence humaine. Ainsi que nous l’avons noté précédemment (supra chap. 5, 1.1.4 et 2.3.), Veblen a donné un fondement instinctif à l’intelligence de l’homme à travers la fonction universelle de l’instinct du travail bien fait, laquelle consiste à rechercher et à mettre en œuvre les moyens les mieux adaptés à la satisfaction d’une fin quelconque. Si ce n’est le fait qu’elle est « l’auxiliaire de tous les autres [instincts] », la fonction universelle de l’instinct du travail bien fait a toutes les caractéristiques des autres propensions instinctives. Dès lors, il n’y a aucune raison de penser que son expression circonstancielle ne prend pas, elle aussi, la forme d’habitudes. Ainsi, l’intelligence est, pour Veblen, une propension générale dont l’adaptation aux circonstances d’une situation particulière doit logiquement se manifester par la formation d’habitudes spécifiques. En bref, c’est à travers des habitudes que l’intelligence humaine s’exerce concrètement. Enfin, puisque les facultés intellectuelles de l’individu interviennent généralement dans la formation d’habitudes (cf. le premierprincipe), il s’ensuit que certaines (celles qui dérivent spécifiquement de l’intelligence humaine) permettent d’en former de nouvelles (celles qui dérivent de toutes les autres propensions instinctives). Cette lecture rejoint in fine l’interprétation de Geoffrey M. Hodgson [2004a, p. 172], selon laquelle Veblen considère que « la raison n’annihile pas et ne peut pas annihiler l’habitude ; elle doit en faire usage pour former de nouvelles habitudes ».

Cette première sous-section nous a permis d’expliciter les fondements psychologiques de la conception veblenienne de l’habitude. Elle s’imposait dans la mesure où le siège de l’« habituation », c’est-à-dire de la formation d’habitudes, est l’individu. Il convient, à présent, de passer du niveau de la psychologie individuelle à celui des faits sociaux.

Notes
443.

« A standard of living is of the nature of habit. It is an habitual scale and method of responding to given stimuli ».

444.

Par exemple, les habitudes qui « touchent à [l’]existence [de l’individu] en tant qu’organisme » sont des plus tenaces [1899a, p. 107].

445.

« In general, the longer the habituation, the more unbroken the habit, and the more nearly it coincides with previous habitual forms of the life process, the more persistently will the given habit assert itself ».

446.

« Inherited aptitudes and traits of temperament count for quite as much as length of habituation in deciding what range of habits will come to dominate any individual’s scheme of life ».

447.

« In man the instincts appoint less of a determinate sequence of action, and so leave a more open field for adaptation of behaviour to the circumstances of the case ».

448.

« [An] impulsive action [which] suffers no adaptation through habitual use, is not properly to be called instinctive ».

449.

« When instinct enjoins little else than the end of endeavour, leaving the sequence of acts by which this end is to be approached somewhat a matter of open alternatives, the share of reflection, discretion and deliberate adaptation will be correspondingly large. The range and diversity of habituation is also correspondingly enlarged ».

450.

« Always and everywhere men like to believe that their own particular standards of conduct are fixed in the nature of things, so that to each people their own established scheme of usages, in law and morals, is immutably right and good, in principle ».

451.

« Habits of thought […] make up the substance of an individual’s conscious life »

452.

« Like other animals, man is an agent that acts in response to stimuli afforded by the environment in which he lives. Like other species, he is a creature of habit and propensity. But in a higher degree than other species, man mentally digests the content of the habits under whose guidance he acts, and appreciates the trend of these habits and propensities. He is in an eminent sense an intelligent agent ».