1.2.1. La formation des institutions : le matérialisme veblenien

Pour Veblen [1909, p. 239], les institutions sont « des habitudes de pensée établies et communes à la généralité des hommes ». Analyser leur formation, c’est comprendre pourquoi certaines habitudes de pensée en viennent à être partagées par un grand nombre d’individus, en un lieu et à une époques donnés. Rappelons que, pour notre auteur, tous les membres d’une même population sont généralement dotés de tous les instincts présents dans celle-ci, du fait des processus d’« hybridation » décrits précédemment (supra chap. 5, 1.2.3.). Dès lors, Veblen estime que si ces individus sont soumis aux mêmes conditions de vie, ils développeront des habitudes d’action 453 sensiblement identiques. En outre, selon lui, « ce que les hommes peuvent faire facilement est ce qu’ils font habituellement et cela détermine ce qu’ils peuvent penser et connaître aisément » [1898b, pp. 87-88]. Autrement dit, « les habitudes de pensée sont un produit des habitudes de vie » 454 [1908b, p. 38]. Par conséquent, tous les membres d’une population qui partagent les mêmes conditions d’existence devraient développer les mêmes habitudes de pensée. Celles-ci prendront, par là même, une nature institutionnelle. En résumé, « dans des circonstances déterminées et sous l’impulsion d’une propension instinctive donnée, une certaine forme de comportement devient habituelle et acquiert, par l’usage, la nature d’un principe de conduite. Le principe ou le canon de conduite ainsi établi trouve sa place parmi les vérités habituelles de la vie dans la communauté et est transmis par la tradition » 455 [1914, p. 50].

Telle que l’analyse Veblen, la formation des institutions relève donc d’un certain déterminisme matérialiste, quoique cette expression ne doive pas laisser à penser qu’elle exclut l’usage des facultés délibératives des individus dans leur processus d’« habituation » (cf. supra 1.1.2. dans ce chapitre). En effet, les institutions qui apparaissent dans une société donnée sont censées refléter, de quelque façon que ce soit, les conditions matérielles d’existence en vigueur dans celle-ci. En outre, puisque les conditions de vie au travail constituent une dimension essentielle de l’existence des individus, « l’état des arts industriels », qui les détermine, constitue un facteur clé dans la formation de nombreuses institutions. Ainsi, « en tant que travailleur, producteur, soutien de famille, l’individu est une créature du système technologique », de sorte que « ces habitudes de pensée que sont les institutions et les principes de conduite sont elles-mêmes le produit indirect du système technologique » 456 [1914, pp. 144, 146n.]. Cette idée repose sur une hypothèse forte que Veblen ne justifie pas véritablement, c’est-à-dire que des individus différents confrontés aux mêmes conditions matérielles et techniques développeront des habitudes d’action et de pensée similaires. Cette limite importante de son raisonnement a exposé Veblen à la critique selon laquelle toute son analyse du changement institutionnel serait réductible à un déterminisme technologique exogène (cf. infra chap 7, 1.1.1.).

Le processus veblenien de formation des institutions, tel que nous venons d’en rendre compte, peut-être représenté de la façon suivante :

Schéma 2 : Processus veblenien de formation des institutions
Schéma 2 : Processus veblenien de formation des institutions

La relation bilatérale qui unit les instincts et les conditions matérielles et techniques, dans le schéma ci-dessus, s’explique ainsi : d’une part, l’être humain agit sur son environnement matériel et technique, sous l’impulsion de ses instincts ; d’autre part, celui-ci a, lors des débuts de l’humanité, exercé une influence déterminante sur les propensions instinctives de l’être humain. En effet, l’instinct du travail bien fait et celui de sympathie sociale sont, selon Veblen, le fruit de la sélection naturelle à laquelle l’espèce humaine a été confrontée, dans les conditions d’existence précaires qui ont caractérisé son apparition (cf. supra chap. 5, 2.2.2.).

Selon l’interprétation que nous avons donnée du processus veblenien de formation des institutions, la généralisation des habitudes de pensée dans une société donnée supposerait que tous ses membres aient développé les mêmes habitudes d’action. Autrement dit, elle impliquerait que tous les individus évoluent dans un même environnement matériel et, notamment, partagent des conditions de vie au travail semblables. Une telle hypothèse serait, bien évidemment, très irréaliste. En réalité, la formation des institutions, telle que Veblen la conçoit, n’est pas réductible au processus assez simpliste que nous venons de présenter. Ainsi, la généralisation des habitudes de pensée dans une société donnée est grandement facilitée par le fait qu’elles peuvent être transmises (cf. infra 1.2.3. dans ce chapitre). En outre, les institutions ont la capacité de se structurer en un « complexe culturel » qui s’impose aux individus et oriente le développement des habitudes d’action et de pensée dans la société (voir infra 2.1. dans ce chapitre). Toutefois, avant d’étudier ces phénomènes, il convient d’exposer une autre propriété essentielle des institutions, c’est-à-dire leur capacité à structurer les rapports sociaux à un moment donné de l’évolution d’une société.

Notes
453.

Du fait de son caractère plus explicite, nous utiliserons dans notre interprétation, de même que dans le schéma ci-après, l’expression « habitude d’action », plutôt que le terme « habitude de vie » utilisé par Veblen.

454.

« What men can do easily is what they do habitually, and this decides what they can think and know easily ». « Habits of thought are an outcome of habits of life ».

455.

« Under given circumstances and under the impulsion of a given instinctive propensity a given line of behaviour becomes habitual and so is installed by use and wont as a principle of conduct. The principle or canon of conduct so gained takes its place among the habitual verities of life in the community and is handed on by tradition ».

456.

« As workman, labourer, producer, breadwinner, the individual is a creature of the technological scheme ». « These habits of thought (institutions and principles) are themselves the indirect product of the technological scheme ».