1.2.2. Les institutions comme facteur essentiel de structuration des rapports sociaux

Entre 1898 et 1923, c’est-à-dire sur la période durant laquelle il a produit l’essentiel de son œuvre économique, Veblen est, dans l’ensemble, demeuré fidèle à une même conception de l’institution. Lorsqu’il s’attache, en 1898, à identifier les origines de « l’institution de la propriété », il situe sa réflexion au niveau des « habitudes de pensée des premiers barbares ». Il déclare alors : « ce qui importe pour le but présent n’est pas de savoir si, en suivant nos préconceptions, nous considérerions comme un rapport de propriété, la relation qu’entretient avec ses maigres effets personnels le sauvage ou le barbare primitif, mais si cela est sa propre conception des choses ». Ainsi, « comme toutes les questions relatives aux origines des institutions, celle-ci relève de la psychologie des peuples » 457 [1898c, pp. 35-36]. Dès cette époque, Veblen donne donc un fondement psychologique au concept d’institution, de sorte à l’appréhender comme une habitude de pensée socialement partagée. Cette approche le conduit, notamment, à mettre en garde contre l’anachronisme des interprétations qui s’emploient à expliquer les pratiques à l’œuvre dans les sociétés anciennes selon des catégories de pensée modernes, sans chercher à comprendre les véritables représentations mentales des individus qui les peuplent. En particulier, Veblen [1898c] exclut que les sociétés primitives puissent avoir été fondées sur un principe de propriété collective des moyens de production, puisque la notion même de propriété était, selon lui, étrangère à l’homme primitif 458 . Autrement dit, « la conception d’une propriété collective s’est développée plus tardivement et doit, par nécessité psychologique, avoir été précédée par celle de la propriété individuelle » 459 [1898c, p. 39]. De façon générale, la propriété n’est pas, pour Veblen [1898c], une notion qui s’imposerait naturellement à l’individu ou qui résulterait d’un contrat social. Il s’agit d’« un fait culturel qui s’est développé dans le passé pour devenir une institution, à travers un long processus d’habituation » [1898c, p. 49]. Enfin, cette représentation de l’institution est conforme à celle qu’il en donne dans son dernier ouvrage, Absentee Ownership and Business Enterprise in Recent Times : « une institution est de la nature d’un usage qui est devenu axiomatique et indispensable par habituation et acceptation générale » 460 [1923, p. 101n.].

En vue de mesurer les effets sociaux d’institutions établies, il peut être intéressant de les appréhender à un moment donné de l’évolution d’une société. En faisant ainsi abstraction des processus par lesquels elles se forment et évoluent, elles peuvent être considérées comme autant de régularités mentales propres à une société et une époque données. Sous ce rapport, « les institutions sont, en substance, des habitudes de pensée répandues concernant les rapports particuliers de l’individu et de la communauté et leurs fonctions spécifiques » 461 [1899a, p. 190]. Ainsi, sont-elles non seulement l’expression, mais un fondement essentiel de la nature sociale de l’être humain 462 . D’une part, les institutions donnent une signification sociale à l’action individuelle. En tant qu’elles sont des modèles mentaux communément partagés, elles permettent à l’être humain de donner un sens aux comportements de ses semblables. Plus précisément, les rapports interpersonnels n’ont de signification qu’à la lumière du contexte institutionnel dans lequel ils s’inscrivent. Les institutions sont donc la condition sine qua non de la communication entre les individus et, partant, des relations humaines. Elles jouent, à cet égard, un rôle essentiel dans la structuration des rapports sociaux. D’autre part, les institutions sont à la fois une contrainte et un ressort du comportement humain. Elles fixent les limites d’un champ d’action socialement acceptable, en même temps qu’elles engagent l’individu à se conduire de telle ou telle façon. Ainsi, « non seulement le comportement de l’individu est circonscrit et orienté par les relations habituelles qu’il entretient avec ses semblables, mais ces relations étant de nature institutionnelle, elles varient en fonction du schème des institutions en vigueur » 463 [1909, p. 242]. En ce qu’elles normalisent l’action des individus dans une société et à une époque données, les institutions sont, là encore, un facteur primordial de structuration des rapports sociaux.

Enfin, selon Veblen, les institutions n’ont pas seulement la capacité de fonder les relations entre les membres d’une société à un moment donné de son évolution, elles ont aussi la faculté de faire perdurer les règles d’organisation sociale ainsi établies. Pour s’en convaincre, il convient d’abandonner la perspective synchronique pour appréhender les institutions selon une approche diachronique.

Notes
457.

« What is of interest for the present purpose is not whether we, with our preconceptions, would look upon the relation of the primitive savage or barbarian to his slight personal effects as a relation of ownership, but whether that is his own apprehension of the matter ». « Like all questions of the derivation of institutions, it is essentially a question of folk-psychology ».

458.

D’après Veblen [1898c, pp. 36-39], les membres des sociétés primitives ne concevaient pas les biens dont il faisaient personnellement usage (armes, articles d’ornement ou d’habillement, etc.) comme leur « propriété », mais comme faisant partie intégrante de leur personne, au même titre que leurs mains, leurs pieds ou les battements de leur cœur.

459.

« The idea of a communal ownership is of relatively late growth, and must by psychological necessity have been preceded by the idea of individual ownership ».

460.

« An institution is of the nature of a usage which has become axiomatic and indispensable by habituation and general acceptance ».

461.

« The institutions are, in substance, prevalent habits of thought with respect to particular relations and particular functions of the individual and of the community ».

462.

Selon Veblen, l’autre fondement du caractère social de la condition humaine est l’instinct de sympathie sociale (cf. supra chap. 5, 2.2.).

463.

« Not only is the individual’s conduct hedged about and directed by his habitual relations to his fellows in the group, but these relations, being of an institutional character, vary as the institutional scheme varies ».