1.2.3. La transmission des habitudes de pensée : vers une théorie de l’inertie institutionnelle

Comme nous l’avons mentionné précédemment (supra 1.1.1. dans ce chapitre), William James a tiré certaines implications sociales de son analyse de l’habitude. Les phrases suivantes en sont, sans doute, les plus représentatives : « l’habitude est donc comme l’énorme volant qui régularise les mouvements de la société ; c’est son plus précieux agent de conservation. Elle seule nous garde dans les limites de l’ordre et sauve les privilégiés de la fortune, des assauts de l’envie et de la pauvreté » [James, 1908, p. 184]. Ainsi, non seulement les habitudes sont, pour lui, le fondement de la vie en société, mais elles tendent à perpétuer l’ordre social en vigueur, en assurant notamment la reproduction de la structure de classe de la société 464 . James souligne, en particulier, le rôle de l’éducation, en tant que vecteur des habitudes, dans ce processus de reproduction sociale. Il affirme ainsi qu’« elle seule [l’habitude] maintient dans les chemins de la vie les plus durs et les moins séduisants ceux que leur naissance et leur éducation y ont placés. […] Elle nous condamne tous à [nous engager dans] le combat de la vie à la place que nous fixe notre éducation ou notre choix antérieur » [James, 1908, p. 184].

À l’instar de James, Veblen met l’accent sur le fait que les habitudes sont socialement transmissibles. Il déclare que « chez l’homme, […] les acquisitions habituelles de la race se transmettent d’une génération à l’autre, par la tradition, l’instruction, l’éducation, ou tout autre terme général pouvant mieux désigner cette discipline d’habituation par laquelle les jeunes acquièrent ce que les vieux ont appris » 465 [1914, pp. 38-39]. La transmission des habitudes a des implications essentielles. D’une part, elle conduit à enrichir l’analyse veblenienne du processus de formation des institutions. Il en découle, en effet, que les habitudes de pensée d’un individu ne dérivent pas nécessairement des habitudes d’action qu’il aurait formées au contact de son environnement matériel et technique. Ses habitudes, qu’elles soient d’action ou de pensée, peuvent lui être transmises par d’autres individus. Cela nous conduit à compléter le schéma 2 (cf. supra 1.2.1. dans ce chapitre), de la façon suivante :

Schéma 3 : Processus veblenien de formation des institutions avec transmission des habitudes
Schéma 3 : Processus veblenien de formation des institutions avec transmission des habitudes

La prise en compte de la transmission des habitudes d’action et de pensée permet d’expliquer que des individus acquièrent certaines habitudes conformes à un environnement matériel et technique donné, sans y être confrontés directement. La généralisation des habitudes de pensée et, partant, leur institutionnalisation s’en trouvent ainsi facilitées. Si les conditions matérielles et techniques conservent un rôle déterminant dans le processus veblenien de formation des institutions, leur action est moins directe que précédemment.

D’autre part, les habitudes de pensée socialement partagées sont, elles aussi, transmissibles, de sorte que les institutions peuvent se reproduire à l’identique au cours du temps. Le schéma 3 peut donc être complété ainsi :

Schéma 4 : Processus veblenien de formation et de transmission des institutions
Schéma 4 : Processus veblenien de formation et de transmission des institutions

La propriété qu’a l’institution d’être socialement transmissible fait de celle-ci l’un des principaux liens intergénérationnels des sociétés humaines 466 . Elle garantit ainsi une relative stabilité diachronique des règles d’organisation sociale. Par là même, elle conduit fréquemment à générer un décalage entre l’état des conditions matérielles et techniques et les institutions en vigueur. Ainsi, « les hommes reçoivent d’une époque antérieure les institutions – c’est-à-dire les habitudes de pensée – qui gouvernent leur vie, d’une époque plus ou moins reculée, sans doute ; en tout cas, les institutions ont été élaborées dans le passé avant d’être transmises. Ce sont des produits du processus écoulé, adaptés aux conditions passées ; aussi ne sont-elles jamais pleinement accordées aux exigences du présent. [...] Ces institutions héritées, ces [habitudes de pensée], ces points de vue, ces attitudes et aptitudes mentales, que sais-je encore, forment donc un facteur de conservation. C’est le facteur d’inertie sociale, d’inertie psychologique, de conservatisme » 467 [1899a (1970), p. 126]. La propriété de transmissibilité sociale des institutions fonde donc leur capacité à survivre aux hommes et aux conditions matérielles et techniques qui ont vu leur apparition. En d’autres termes, elle est le fondement de l’inertie institutionnelle. Celle-ci peut être accrue par le fait que l’institution, ce « précipité de l’habituation passée » [1915b, p. 30], en vient à être formalisée, à travers une règle de droit par exemple [Rutherford, 1984, p. 334]. Quoi qu’il en soit, les institutions établies vont se structurer en un « complexe culturel » qui exercera un « contrôle social » multiforme au sein de la société.

Notes
464.

Selon James [1908, p. 185], « [l’habitude] garde séparées les différentes couches sociales ».

465.

« In man, […] habitual acquirements of the race are handed on from one generation to the next, by tradition, training, education, or whatever general term may best designate that discipline of habituation by which the young acquire what the old have learned ».

466.

Le stock de connaissances techniques d’une société en est un autre (voir supra chap. 1, 3.1.).

467.

« The institutions – that is to say the habits of thought – under the guidance of which men live are in this way received from an earlier time  ; more or less remotely earlier, but in any event they have been elaborated in and received from the past. Institutions are products of the past process, are adapted to past circumstances, and are therefore never in full accord with the requirements of the present. […] These institutions which have thus been handed down, these habits of thought, points of view, mental attitudes and aptitudes, or what not, are therefore themselves a conservative factor. This is the factor of social inertia, psychological inertia, conservatism » [1899a, p. 191].