2.1. Nature et effets du « complexe culturel »

Nous commençons par définir la notion de « complexe culturel » au sens de Veblen (2.1.1.), avant de rendre compte du « contrôle social » multiforme dont il est à l’origine (2.1.2.).

2.1.1. Définition du « complexe culturel »

On trouve tout au long de l’œuvre de Veblen, l’idée selon laquelle les institutions, une fois établies, tendent à se structurer en un ensemble plus ou moins organisé. Interpréter la conception qu’il se fait de ce système institutionnel est, néanmoins, assez difficile, pour plusieurs raisons. D’une part, il s’y réfère sous une multitude de termes différents. D’autre part, ce système se modifie au cours du temps de manière cumulative, c’est-à-dire sous l’effet de sa propre action, si bien que la façon dont Veblen le caractérise dépend de la phase dans laquelle il le considère.

Dans The Theory of the Leisure Class, Veblen [1899a, p. 190] affirme : « le schème de vie, qui est constitué de l’ensemble des institutions en vigueur à un moment donné ou en un point donné du développement d’une société, peut, sous le rapport psychologique, être grosso modo caractérisé comme une attitude spirituelle courante ou comme une théorie répandue de la vie » 468 . Notre auteur désigne ici le système institutionnel sous le terme de « schème de vie [‘scheme of life’] ». Il le présente comme un ensemble relativement cohérent, qui renverrait à une certaine logique de pensée couramment admise dans une société et à une époque données. Selon cette présentation, toutes les institutions en vigueur à un moment quelconque de l’évolution sociale convergeraient donc dans une même orientation de pensée. Cependant, cette description ne peut être considérée comme une définition générale du système institutionnel. En effet, il est probable que celui-ci ne présente pas toujours ce niveau de cohérence. Plus précisément, rien ne garantit a priori que les institutions qui composent le « schème de vie » d’une société soient cohérentes entre elles. Selon nous, la description que Veblen [1899a, p. 190] donne du système institutionnel correspond donc à une phase particulière de son développement, dans laquelle il a atteint un certain degré de cohérence et de stabilité. Elle ne dit rien du processus par lequel une « attitude spirituelle » particulière, une certaine « théorie de la vie », disons une« logique institutionnelle » donnée en est venue à s’imposer dans la société.

Dans « The Evolution of the Scientific Point of View »,Veblen [1908b, p. 39] aborde la notion de système institutionnel en rapport avec la question gnoséologique. Il affirme alors que « le schème culturel de toute communauté est un complexe d’habitudes de vie et de pensée répandues parmi les membres de cette communauté. Il constitue un ensemble plus ou moins harmonieux et équilibré et est porteur d’une attitude habituelle plus ou moins cohérente envers les questions de connaissance. Cette attitude est plus ou moins cohérente selon que le schème culturel de la communauté imprègne de façon plus ou moins uniforme l’ensemble de la population, ce qui dépend, à son tour, principalement du caractère plus ou moins uniforme ou homogène de l’expérience et de la tradition auxquelles sont soumis les différentes classes et membres de la communauté » 469 . Contrairement à la citation précédente, celle-ci met l’accent sur le fait que le système institutionnel, désigné sous le terme de « schème culturel [‘cultural scheme’] » 470 , présente un degré de cohérence variable. Ainsi, Veblen suggère que les institutions qui composent ce système à un moment donné de son développement, peuvent ne pas être orientées dans la même direction générale de pensée. Par exemple, si, au sein d’une même population, différents groupes d’individus sont confrontés à des conditions de vie au travail très disparates, alors le « schème culturel » reflètera, de quelque façon que ce soit, ces différences. De façon générale, « les exigences de la vie et la discipline de l’expérience dans une situation culturelle complexe sont multiples et diverses. Il est toujours possible qu’une phase culturelle donnée engendre des lignes de croissance institutionnelle divergentes, des habitudes de conduite mutuellement incompatibles et qui peuvent, dans le même temps, être incompatibles avec la permanence de cette situation culturelle qui leur a donné naissance » 471 [1910, p. 202].

En définitive, si l’on veut donner une définition générale du système institutionnel, on est contraint de s’en tenir, peu ou prou, à l’idée selon laquelle il est « un schème d’institutions [‘a scheme of institutions’] ». Veblen utilise cette expression dans « The Limitations of Marginal Utility », pour caractériser le système institutionnel, auquel il se réfère sous le terme de « complexe culturel [‘cultural complex’] » [1909, p. 241] 472 . Plus précisément, nous dirons que, pour notre auteur, le système institutionnel d’une société est, de façon générale, la matrice des institutions prédominant dans cette société, quel que soit son degré de cohérence. Le terme de matrice vise à souligner l’idée essentielle que le « complexe culturel » se situe à un autre niveau que les institutions elles-mêmes. En effet, à travers cette notion, Veblen met fondamentalement l’accent sur le fait que les institutions en vigueur dans une société tendent à être objectivées dans un ensemble plus ou moins ordonné et cohérent de règles sociales, de valeurs, etc. Il affirme ainsi que « le schème culturel est, en réalité, une seule et même entité faite de nombreux éléments imbriqués, dont aucun ne peut être grandement perturbé sans affecter le fonctionnement de tout le reste » 473 [1904a, p. 374]. Nous verrons qu’il admet, par là même, certaines propriétés dont sont dépourvues les institutions qui le constituent, lorsque celles-ci sont prises individuellement.

Schéma 5 : Conception veblenienne du « complexe culturel »
Schéma 5 : Conception veblenienne du « complexe culturel »

Selon Veblen [1914, p. 35], « l’appareil institutionnel [est] le système habituel de règles et de principes qui régulent la vie de la communauté » 474 . Il exerce, à cet égard, un puissant « contrôle social » [1915b, pp. 46, 251] dans quelque société que ce soit.

Notes
468.

« The scheme of life, which is made up of the aggregate of institutions in force at a given time or at a given point in the development of any society, may, on the psychological side, be broadly characterised as a prevalent spiritual attitude or a prevalent theory of life ».

469.

« The cultural scheme of any community is a complex of the habits of life and of thought prevalent among the members of the community. It makes up a more or less congruous and balanced whole, and carries within it a more or less consistent habitual attitude toward matters of knowledge – more or less consistent according as the community’s cultural scheme is more or less congruous throughout the body of the population  ; and this in its turn is in the main a question of how nearly uniform or consonant are the circumstances of experience and tradition to which the several classes and members of the community are subject ».

470.

Veblen utilise fréquemment cette expression, notamment dans The Instinct of Workmanship [1914], ouvrage dans lequel se trouve indubitablement son analyse la plus aboutie de l’évolution institutionnelle (cf. infra chap. 7).

471.

« The exigencies of life and the discipline of experience in a complex cultural situation are many and diverse, and it is always possible that any given phase of culture may give rise to divergent lines of institutional growth, to habits of conduct which are mutually incompatible, and which may at the same time be incompatible with the continued life of that cultural situation which has brought them to pass ».

472.

On retrouve également l’expression « scheme of institutions » dans The Instinct of Workmanship [1914, pp. 17, 19, 24, 146, 171, 286, 341, 348].

473.

« The cultural scheme is, after all, a single one, comprising many interlocking elements, no one of which can be greatly disturbed without disturbing the working of all the rest ».

474.

« The institutional apparatus [is] the habitual scheme of rules and principles that regulate the community’s life ».