2.1.2. Les effets du « complexe culturel » : un « contrôle social » multiforme

Nous avons précédemment mis l’accent sur le matérialisme, voire le déterminisme technologique, qui est à l’œuvre dans l’analyse veblenienne de la formation des institutions (supra 1.2.1. dans ce chapitre). Nous allons montrer, à présent, que celui-ci est contrebalancé par l’existence d’un déterminisme culturel qui émane du système des institutions en vigueur. Ainsi, le « complexe culturel » opère, selon Veblen, un « contrôle social » multiforme.

Ce contrôle s’exerce d’abord sur la formation des habitudes d’action et de pensée individuelles. L’une des illustrations les plus fameuses que Veblen ait donnée de ce conditionnement se trouve dans l’analyse de la consommation qu’il a développée dans The Theory of the Leisure Class [1899a]. En effet, notre auteur y montre comment les institutions pécuniaires du « complexe culturel moderne » influent sur les comportements de consommation, à tel point qu’« aucune classe de la société, pas même celle qui se trouve dans la plus terrible pauvreté, ne renonce à toute habitude de consommation ostentatoire » [1899a, p. 85]. Plus précisément, l’individu est toujours animé par le « désir de se hisser à la hauteur d’une norme conventionnelle de bienséance, relative à la quantité et à la qualité des biens consommés » 475 [1899a, p. 102]. En outre, le système institutionnel auquel est soumis l’individu oriente son « habituation », c’est-à-dire sa formation d’habitudes, dans des domaines divers. En effet, « l’individu qui est sujet à l’habituation est, à chaque fois, un seul et même agent individuel, si bien que tout ce qui l’affecte dans une forme quelconque d’activité aura nécessairement quelque effet sur lui dans l’ensemble de ses différentes activités » 476 [1908b, p. 39].

En outre, comme nous l’avons affirmé précédemment (supra chap. 5, 1.3.3.), le « complexe culturel » d’une société exerce une action sélective sur les dispositions instinctives de la population. La conception que Veblen se faisait de cette sélection culturelle des instincts a notablement évolué au cours du temps. On trouve dans The Theory of the Leisure Class [1899a] l’idée selon laquelle elle consisterait, au moins en partie, en l’élimination physique des individus inaptes à survivre dans un contexte culturel donné. Ainsi, Veblen [1899a, p. 212] affirme : « sitôt qu’une propension ou un point de vue donnés est accepté comme une norme de vie faisant autorité, il réagit sur le tempérament des membres de la société qui l’ont admis comme telle. Il façonne dans une certaine mesure leurs habitudes de pensée et exerce un contrôle sélectif sur le développement des aptitudes et des penchants humains . Cet effet est provoqué en partie par une adaptation coercitive et formatrice des habitudes de tous les individus, en partie par une élimination sélective des individus et des lignées inaptes . Tout matériau humain qui ne se plie pas aux manières de vivre imposées par le schème admis s’expose, plus ou moins, à l’élimination ou à la répression » 477 [nous soulignons] 478 . Dans The Instinct of Workmanship [1914], Veblen a renoncé à cette thèse. Il considère alors que, du fait des processus d’« hybridation » décrits précédemment (cf. supra chap. 5, 1.2.3.), chaque individu d’une même population est doté de tous les instincts présents dans celle-ci. Il en vient, par là même, à soutenir que l’action sélective exercée par le « complexe culturel » sur les dispositions instinctives de la population inhibe ou, au contraire, stimule l’expression de tel ou tel instinct, chez tous les individus de la population.

Enfin, Veblen suggère que le « complexe culturel » d’une société donnée exerce un contrôle sélectif sur les nouvelles institutions formées dans celle-ci. Il exprime cette idée, pensons-nous, lorsqu’il affirme : « sous la discipline de l’habituation, cette logique et cet appareil de moyens [qui assurent l’adaptation des propensions instinctives aux circonstances de la situation] prennent une forme conventionnelle, acquièrent la cohérence de la coutume et du précepte, et partant la nature et la force d’une institution. Les façons coutumières d’agir et de penser deviennent non seulement une évidence de nature habituelle, qui s’impose spontanément, mais elles en viennent également à être sanctionnées par les conventions sociales ; par là même, elles deviennent l’expression de ce qui est juste et bienséant et donne naissance à des principes de conduite. Par l’usage, elles entrent dans le schème courant du sens commun » 479 [1914, p. 7]. Cette citation témoigne de la différence qui existe, dans l’esprit de Veblen, entre une institution prise isolément et le « complexe culturel » de la société. Une institution est une habitude de pensée socialement partagée, qui peut, à l’instar de toute habitude, être transmise et, partant, acquérir une certaine inertie (cf. supra 1.2.3. dans ce chapitre). Cependant, sa capacité à se perpétuer est soumise au « contrôle social » du système institutionnel qui prévaut dans la société. Pour qu’une institution trouve sa place « dans le schème courant du sens commun », c’est-à-dire dans le « complexe culturel » de la société, elle doit être « sanctionnée par les conventions sociales ». Autrement dit, elle doit être cohérente avec le système institutionnel qui lui préexiste, ou au moins certaines des institutions qui constituent le « schème culturel » en vigueur.

Au total, Veblen affirme l’existence d’un « contrôle social » multiforme, à travers lequel le « complexe culturel » d’une quelconque société façonne les habitudes d’action et de pensée individuelles, sélectionne certaines dispositions instinctives de la population et consacre certaines des institutions formées dans la société.

Notes
475.

« N o class of society, not even the most abjectly poor, forgoes all customary conspicuous consumption ». « It is a desire to live up to the conventional standard of decency in the amount and grade of goods consumed ».

476.

« The individual subjected to habituation is each a single individual agent, and whatever affects him in any one line of activity, therefore, necessarily affects him in some degree in all his various activities ».

477.

« So soon as a given proclivity or a given point of view has won acceptance as an authoritative standard or norm of life it will react upon the character of the members of the society which has accepted it as a norm. It will to some extent shape their habits of thought and will exercise a selective surveillance over the development of men’s aptitudes and inclinations. This effect is wrought partly by a coercive, educational adaptation of the habits of all individuals, partly by a selective elimination of the unfit individuals and lines of descent. Such human material as does not lend itself to the methods of life imposed by the accepted scheme suffers more or less elimination as well as repression ».

478.

Cf. également [1898b, pp. 88-89 ; 1899a, p. 229].

479.

« Under the discipline of habituation this logic and apparatus of ways and means falls into conventional lines, acquires the consistency of custom and prescription, and so takes on an institutional character and force. The accustomed ways of doing and thinking not only become an habitual matter of course, easy and obvious, but they come likewise to be sanctioned by social convention, and so become right and proper and give rise to principles of conduct. By use and wont they are incorporated into the current scheme of common sense ».