Selon Veblen [1915b, p. 267 ; cité par Rutherford, 1984, p. 334], « tout […] schème culturel, qu’il soit récent ou ancien, possède une certaine solidarité systématique qui est due au fait qu’il est imprégné d’une certaine logique et d’un certain point de vue caractéristiques, un ensemble particulier de conceptions habituelles ayant, entre elles, un certain degré d’homogénéité, une ‘philosophie’, comme on l’aurait désigné autrefois » 481 . En d’autres termes, Veblen estime qu’une « logique institutionnelle » donnée en viendra généralement à acquérir une position dominante dans le « complexe culturel » de quelque société que ce soit. La façon dont il rend compte du processus par lequel cette « logique » s’impose peut être interprétée comme un cas d’application du principe de causalité cumulative (cf. supra chap. 4, 2.2.2.). En effet, à mesure que les différentes « logiques institutionnelles » s’auto-renforcent, le « schème culturel » de la société se transforme de façon incrémentale, mais cumulative. Veblen [1909, pp. 241] analyse, plus précisément, ce processus dans les termes suivants : « la croissance de la culture est une séquence cumulative d’habituation, dont le ressort est la réponse habituelle de la nature humaine aux exigences qui varient de façon intempérante et cumulative, mais avec une certaine cohérence dans la séquence des variations cumulatives : intempérante, parce que chaque nouveau mouvement crée une nouvelle situation qui induit à son tour une nouvelle variation dans la manière habituelle de répondre ; cumulative, parce que chaque situation nouvelle est une variation de ce qui s’est passé avant elle et incarne en tant que facteurs causals toutes les conséquences de ce qui s’est passé avant ; avec une certaine cohérence, enfin, parce que les traits sous-jacents de la nature humaine (propensions, aptitudes et autres) par la force desquels la réponse se produit et sur la base desquels l’habituation prend effet, restent dans l’ensemble inchangés » 482 . Cette citation permet d’inférer les principales caractéristiques du processus par lequel, selon Veblen, une « logique institutionnelle » donnée acquiert une position dominante dans le « complexe culturel » d’une quelconque société.
D’une part, il est impossible de prédire ex ante l’orientation que prendra la croissance du « complexe culturel », dans la mesure où l’on ne peut pas anticiper l’enchaînement « intempérant » des transformations de l’environnement et des réponses habituelles que l’homme y apporte. Autrement dit, il est impossible d’établir a priori quelle « logique institutionnelle » acquerra une position dominante dans le « complexe culturel » d’une société. D’autre part, la croissance culturelle est, en termes contemporains, « dépendante du sentier [‘path-dependent’] » [David, 1985]. En effet, les réponses habituelles que les individus apportent aux modifications de l’environnement engagent le développement du système institutionnel dans une trajectoire spécifique et irréversible. Ainsi, lorsqu’une « logique institutionnelle » donnée prend, pour quelque raison que ce soit, un avantage relatif sur les autres, son poids dans le « complexe culturel » va s’accroître de façon cumulative. Enfin, l’orientation que la croissance culturelle est susceptible de prendre est contrainte par les traits héréditaires et persistants de la nature humaine. En d’autres termes, la « logique institutionnelle » qui s’impose dans le « complexe culturel » prend nécessairement appui sur l’une au moins des propensions instinctives de l’être humain.
Au total, la « logique institutionnelle » dominante qui émerge dans le « complexe culturel » d’une société donnée est le résultat imprévisible d’un processus cumulatif, cette « logique » exprimant, d’une façon ou d’une autre, l’un au moins des instincts de l’homme. Dès lors qu’une « logique institutionnelle » donnée a pris l’ascendant sur les autres, sa position dominante est relativement stable, dans la mesure où sa domination est sans cesse réaffirmée selon un processus d’auto-renforcement semblable à celui décrit précédemment (cf. supra 2.2.1. dans ce chapitre). Comme l’a noté Hodgson [1993a, p. 131], la position dans laquelle se trouve cette « logique institutionnelle » peut être interprétée, en termes contemporains, comme un phénomène de « verrouillage [‘lock-in’] » [Arthur, 1989]. Le verrouillage institutionnel assure au « complexe culturel » à la fois une certaine cohérence et une relative stabilité. La cohérence tient au fait que, par définition, « la logique institutionnelle » dominante subordonne toutes les institutions du « schème culturel » qui lui sont contraires. La stabilité, quant à elle, ne signifie pas reproduction à l’identique du « complexe culturel ». Celui-ci continue à se développer de façon incrémentale, puisque l’évolution institutionnelle n’admet, elle-même, aucun point d’arrêt 483 . La stabilité du « complexe culturel » signifie simplement que le rapport de forces entre les différentes « logiques institutionnelles » qui le composent tend à se maintenir au cours du temps. De façon générale, Veblen [1914, p. 177] caractérise un « schème culturel » cohérent et stable dans les termes suivants : « ce schème étendu de conceptions et d’opinions habituelles est ce que l’on appelle le ‘génie’, l’esprit ou le tempérament d’une culture donnée, quelle qu’elle soit. Dans l’ensemble constitué par toutes ces préconceptions habituelles relatives à la nature des choses, prévaut un certain degré de solidarité, de soutien et de renforcement mutuels entre les différentes formes d’activité habituelle qui composent le schème de vie en vigueur. Ainsi, une certaine orientation ou inclination caractéristique traverse l’ensemble, pour autant que la situation culturelle ait atteint ce degré de maturité ou d’intégration qui autorise à parler d’elle comme d’une totalité distincte, une phase déterminée et cohérente dans l’histoire de l’humanité. Tout nouvel élément doit être intégré dans cette inclination qui régit le contenu et les méthodes du schème de vie en vigueur, sur le plan intellectuel aussi bien que sentimental, sous peine d’être rejeté comme étranger et irréel ou de tomber en désuétude faute d’être entretenu » 484 .
Veblen [1914] identifie quatre principaux « schèmes culturels » typiques dans l’histoire des sociétés humaines, dont la succession résumerait l’évolution socio-économique du monde occidental : « l’ère sauvage », « l’ère barbare », « l’ère artisanale » et « l’ère des machines » qui est aussi, comme nous le verrons, une « ère des affaires ». Chacun de ces « stades », à l’exception du dernier, correspond à un verrouillage institutionnel spécifique, c’est-à-dire à une phase plus ou moins longue durant laquelle une « logique institutionnelle » donnée a dominé toutes les autres. Le premier « stade » de l’histoire humaine, « l’ère sauvage », serait caractérisé par la prépondérance d’une « logique institutionnelle » fondée sur l’instinct du travail bien fait et celui de sympathie sociale. Les principales habitudes de pensée dans les communautés primitives exprimeraient un fort sentiment de solidarité de groupe et reflèteraient les habitudes d’action développées dans la pratique de l’agriculture et de l’élevage, sous l’impulsion de l’instinct du travail bien fait. Le « complexe culturel » de « l’ère barbare » serait, quant à lui, dominé par une « logique institutionnelle » fondée sur les instincts de rivalité. Ce sont donc la coercition et son pendant, la soumission, qui constituent, d’après Veblen, la principale orientation générale de pensée dans les sociétés « barbares ». Le « schème culturel » de « l’ère artisanale » serait, pour sa part, principalement régi par une « logique institutionnelle » assise sur l’instinct du travail bien fait. Plus précisément, les habitudes de pensée prépondérantes dans ce « complexe culturel » reflèteraient, de quelque façon que ce soit, les habitudes d’action à l’œuvre dans le travail individuel de l’artisan. Quant au capitalisme moderne, nous allons voir à présent qu’il est, selon Veblen, caractérisé par un « schème culturel » incohérent et instable.
« Any […] cultural scheme, late or early, is possessed of a certain systematic solidarity, due to the fact that it is pervaded by a certain characteristic logic and perspective, a certain line of habitual conceptions having a degree of congruity among themselves, a ‘philosophy’, as it would once have been called ».
« The growth of culture is a cumulative sequence of habituation, and the ways and means of it are the habitual response of human nature to exigencies that vary incontinently, cumulatively, but with something of a consistent sequence in the cumulative variations that so go forward, – incontinently, because each new move creates a new situation which induces a further new variation in the habitual manner of response ; cumulatively, because each new situation is a variation of what has gone before it and embodies as causal factors all that has been effected by what went before ; consistently, because the underlying traits of human nature (propensities, aptitudes, and what not) by force of which the response takes place, and on the ground of which the habituation takes effect, remain substantially unchanged ».
Nous montrerons (infra chap. 7, 1.2.2.) que la nature cumulative de ces variations incrémentales peut conduire in fine à une remise en cause radicale du « complexe culturel », c’est-à-dire à un changement institutionnel majeur.
« This comprehensive scheme of habitual apprehensions and appreciations is what is called the ‘genius’, spirit, or character of any given culture. In all this range of habitual preconceptions touching the nature of things there prevails a degree of solidarity, of mutual support and re-enforcement among the several lines of habitual activity comprised in the current scheme of life ; so that a certain characteristic tone or bias runs through the whole, – in so far as the cultural situation has attained that degree of maturity or assimilation that will allow it to be spoken of as a distinctive whole, standing out as a determinate and coherent phase in the life-history of the race. To this bias of scope and method in the current scheme of life, intellectual and sentimental, any new element or item must be assimilated if it is not to be rejected as alien and unreal or to fall through by neglect ».