2.2.3. « Logiques institutionnelles », incohérence et instabilité du « complexe culturel »

D’après Veblen [1915b, pp. 267-268], « tout complexe culturel donné, pour autant qu’il puisse être considéré comme un schème distinct, est caractérisé par une seule habitude de pensée qui lui est communément sous-jacente. Cela ne signifie nullement que cette habitude de pensée soit répandue de façon universelle, mais qu’elle l’est assez largement et d’une façon suffisamment prononcée pour constituer une orientation commune efficace. Quand cette solidarité d’habitude ne prévaut pas, il est généralement admis que la situation culturelle manque d’homogénéité, qu’elle est une civilisation hybride, une phase instable ou transitoire, etc.» 485 . Notre auteur formule ici plusieurs idées importantes relativement à notre objet immédiat.

Il suggère d’abord que le verrouillage d’une « logique institutionnelle » donnée (i.e. une « habitude de pensée […] sous-jacente ») n’implique pas la disparition de toutes les autres institutions du « complexe culturel » de la société. Au contraire, il existe toujours, selon Veblen, des institutions contradictoires avec la « logique institutionnelle » dominante. Cependant, leur existence ne remet pas en cause la stabilité du « schème culturel », dans la mesure où ces institutions restent subordonnées à la « logique institutionnelle » prépondérante qui donne sa spécificité au « complexe culturel » en vigueur. La stabilité de celui-ci dépend donc de l’existence d’un principe de pensée ultime, communément admis en tant que tel, et qui permet, le cas échéant, de régler les conflits institutionnels. En revanche, lorsqu’un tel principe fait défaut, le « complexe culturel » sera incohérent et instable.

Pour Veblen, le capitalisme d’affaires du début du XXe siècle est typique d’une telle situation. En effet, il serait fondé sur deux « logiques institutionnelles » contradictoires, dont aucune n’aurait réussi à prendre le pas sur l’autre : d’une part, une « logique » industrielle issue des habitudes d’action développées dans l’industrie mécanique par les ouvriers et, plus encore, les techniciens et les ingénieurs, et, d’autre part, une « logique » pécuniaire assise sur l’institution de la propriété privée héritée de « l’ère artisanale » [1904a, pp. 374-377 ; 1914, pp. 340-342]. Autrement dit, le capitalisme moderne serait fondé sur un « conflit de forces institutionnelles », en l’absence d’un principe de pensée ultime, c’est-à-dire d’une « logique institutionnelle » dominante, susceptible de le trancher. Selon Veblen, ce conflit serait l’expression d’une incohérence majeure dans le « complexe culturel » des sociétés occidentales du début du XXe siècle 486 , si bien que le « Nouvel Ordre » que constitue le capitalisme d’affaires, n’est à ses yeux qu’« un agencement inadapté [‘a misfit’] » [1923, p. 211]. En outre, de cette incohérence découlerait une profonde instabilité de ce système institutionnel dont Veblen pense qu’il sera, tôt ou tard, supplanté par un nouveau « schème culturel » dans lequel s’affirmera une « logique institutionnelle » dominante [1904a, p. 400]. Celle-ci pourra être de nature industrielle, à travers, par exemple, l’instauration d’un « soviet de techniciens » [1921 ; Brette, 2004]. Elle pourra aussi découler d’une exacerbation des instincts de rivalité, dans le « nationalisme » et « l’impérialisme » [1915b, pp. 270-271 ; 1923, pp. 426-445]. En tout cas, Veblen exclut que le système industriel puisse se développer de façon significative et durable, en continuant à être géré dans une perspective pécuniaire de recherche de profit. C’est là, sans doute, l’une des principales limites de son analyse.

Notes
485.

« In so far as it is possible to conceive any given cultural complex as a distinctive scheme, it will be characterised by one generally pervading habit of mind, – by no means universally prevalent, but prevalent so extensively and pronouncedly as to be effectual as a common run. Where and in so far as this solidarity of habit does not prevail, the cultural situation is currently recognised as lacking homogeneity, as being a hybrid civilisation, an unstable or transitional phase, etc. ».

486.

Notons que, pour Veblen [1915a ; 1915b], l’architecture institutionnelle des états dynastiques allemand et japonais serait encore plus incohérente que celle des démocraties industrielles.