Conclusion de la troisième partie

L’objet de cette troisième partie était de proposer une analyse conceptuelle de la théorie veblenienne des comportements humains. Nous avons montré que celle-ci s’articulait autour de deux notions fondamentales : l’instinct et l’habitude. Veblen envisage l’instinct comme un concept susceptible d’être appréhendé à différents niveaux, c’est-à-dire psychologique, biologique et culturel. Bien qu’aucun de ces niveaux d’analyse ne puissent être réduit à un autre, ils sont cohérents entre eux. Selon Veblen, l’objet des sciences sociales en général et de l’économie en particulier impose de considérer les instincts comme des « traits irréductibles de la nature humaine ». Notre auteur s’intéresse principalement à un nombre limité d’entre eux, en tant qu’ils auraient joué un rôle de premier plan dans l’évolution socio-économique de l’humanité : l’instinct de curiosité désintéressée, celui du travail bien fait, celui de sympathie sociale et un ensemble d’instincts de rivalité. Ces instincts constitueraient autant de propensions « persistantes » de la nature humaine se transmettant par l’hérédité. Enfin, l’environnement culturel des individus exercerait un effet important sur l’expression de leurs propensions instinctives.

S’inspirant des théories philosophiques et psychologiques de C. S. Peirce et W. James, Veblen conçoit l’habitude comme une propension acquise à agir ou à penser d’une certaine façon dans certaines circonstances. Selon lui, les instincts et les habitudes ne déterminent pas deux types de comportements indépendants l’un de l’autre, qui se manifesteraient de façon alternative. Ils sont, au contraire, étroitement complémentaires. En effet, les habitudes sont le principal mode d’adaptation des mobiles généraux de l’action humaine, que sont les instincts, aux circonstances particulières de la situation. Par ailleurs, ni les instincts ni les habitudes ne s’opposent à l’intelligence humaine. D’une part, la fonction universelle que Veblen reconnaît à l’instinct du travail bien fait lui permet de donner un fondement instinctif à l’intelligence de l’homme. D’autre part, les facultés délibératives de l’individu interviennent dans la formation de ses habitudes. Enfin, l’habitude est, de façon générale, nécessaire à l’exercice de l’intelligence humaine.

Le concept d’habitude est consubstantiel à la notion d’institution. En effet, Veblen conçoit celle-ci comme une habitude de pensée communément partagée par les membres d’une société donnée, à une époque déterminée. Les institutions sont un facteur primordial de structuration des rapports sociaux d’un point de vue tant synchronique que diachronique. Non seulement elles sont le fondement des relations sociales, mais leur propriété de transmissibilité assure une relative stabilité dans le temps des règles d’organisation de la société. Ainsi, sont-elles l’un des principaux liens intergénérationnels des sociétés humaines.

Veblen souligne l’importance de l’environnement matériel et technique des individus qui composent la société, dans la formation des institutions. Toutefois, ce matérialisme est contrebalancé par le fait qu’une fois établies, les institutions forment un « complexe culturel » qui exerce un contrôle sur l’expression des différents instincts de l’homme, sur la formation de ses habitudes et sur la perpétuation des nouvelles institutions qui apparaissent dans la société. De ce « contrôle social » naissent des processus d’auto-renforcement institutionnel, qui débouchent généralement sur le verrouillage d’une « logique institutionnelle » donnée. Du fait de la position dominante qu’elle a acquise, cette « logique institutionnelle » assure la cohérence et la stabilité du « complexe culturel » qui l’abrite. Dès lors, reste à savoir comment se produit le « déverrouillage » institutionnel. Autrement dit, quels sont les mécanismes par lesquels un « complexe culturel » cohérent et stable est remis en cause, ouvrant ainsi la voie à un changement institutionnel majeur ? C’est la réponse que Veblen apporte à cette question que nous allons discuter à présent.