Cette dernière partie nous conduit au cœur du système veblenien. En effet, le but ultime d’une économie « post-darwinienne », telle que notre auteur la conçoit, est de théoriser le changement institutionnel. Contrairement à ce que soutiennent nombre de commentateurs, son explication de ce phénomène ne se réduit pas à un strict déterminisme technologique. La lecture selon laquelle Veblen concevrait le changement de « logique institutionnelle » dans une société comme le produit d’un progrès technique exogène est par trop réductrice, en ce qu’elle néglige des pans essentiels de son œuvre. Nous montrerons, au contraire, que, conformément aux principes de la « méthode génétique », Veblen a produit une théorie endogène, cumulative et non téléologique du changement institutionnel, fondée sur les propriétés dynamiques des déterminants du comportement humain. Telles qu’il les analyse, les mutations institutionnelles qui surviennent dans une société peuvent être interprétées, en termes contemporains, comme des effets émergents de la dynamique des influences réciproques entre les instincts, les institutions et les conditions matérielles et techniques. Cette conception du changement institutionnel ne s’oppose nullement à la prise en compte des actions délibérées d’individus ou de groupes d’individus. Toutefois, la façon dont Veblen a effectivement traité du rôle de ces actions dans son analyse n’est pas totalement satisfaisante (chapitre 7).
Par ailleurs, le problème du changement institutionnel peut conduire à s’interroger sur le progrès socio-économique. En quoi l’évolution institutionnelle peut-elle être considérée comme un progrès ? Comment caractériser le bien-être d’une société et comment l’accroître ? Veblen a exclu ces questions du domaine de la science, en affirmant que celle-ci « ne crée rien d’autre que des théories, [qu’]elle ne sait rien de la politique ou de l’utilité, du mieux ou du pire » [1906a, p. 19]. Si ces questions ont leur légitimité, c’est dans le champ de l’analyse normative. La place des jugements de valeur dans la pensée de Veblen et le contenu de ses conceptions normatives sont deux points essentiels pour évaluer la nature de son héritage dans l’institutionnalisme contemporain. Le principal canal de transmission entre Veblen et les institutionnalistes contemporains passe par Clarence E. Ayres et l’un de ses disciples, John Fagg Foster. En effet, un certain nombre de ces économistes, tels Louis J. Junker, Paul Dale Bush, Marc R. Tool ou Edythe S. Miller, sont eux-mêmes d’anciens élèves de Foster et ont, de ce fait, été fortement influencés par la lecture ayresienne de Veblen. Or, l’interprétation qu’Ayres a donnée de la pensée veblenienne est contestable à différents égards, lesquels touchent directement au statut et à l’objet même de la science économique.
Ayres a largement réinterprété la pensée de Veblen selon ses propres conceptions. En outre, bien que Foster et ses disciples ne soient pas de simples épigones d’Ayres, leur interprétation de Veblen et leurs propres travaux se situent dans le prolongement de sa pensée. Selon la lecture ayresienne, Veblen se serait employé à développer une économie essentiellement normative, fondée sur l’idée selon laquelle la science aurait pour finalité de produire des jugements de valeur. Cette analyse normative consisterait principalement en une dichotomie « technologie versus institutions », la première étant supposée être le moteur du progrès socio-économique et les secondes, la principale entrave à la réalisation de ce progrès. Toutefois, cette filiation entre Ayres, Foster et ses élèves ne résume pas toute la pensée institutionnaliste d’inspiration veblenienne. D’autres économistes institutionnalistes ont une lecture beaucoup plus conforme à celle que nous avons livrée dans notre propre travail et proposent de développer l’institutionnalisme dans le prolongement de cette interprétation. En définitive, nous montrerons donc que si l’héritage veblenien occupe une place centrale dans la pensée institutionnaliste contemporaine, les différentes interprétations auxquelles notre auteur a donné lieu la structurent intimement (chapitre 8).