1.1.1. La thèse du déterminisme technologique exogène

L’accent mis par Veblen sur les conditions matérielles et techniques dans le processus de formation des institutions (cf. supra chap. 6, 1.2.1.) trouve son pendant dynamique dans l’importance accordée au progrès technique dans son analyse du changement institutionnel. Dans la mesure où « l’état des arts industriels » est un facteur primordial dans la formation des institutions au sein d’une société à un moment donné de son histoire, l’évolution des « arts industriels » devrait se traduire par des transformations notables dans le système institutionnel de cette société. Autrement dit, le matérialisme, voire le déterminisme technologique, de son approche synchronique doit avoir quelque implication sur son analyse diachronique du changement institutionnel. De fait, Veblen [1899a (1970), p. 15] affirme, par exemple, que « le passage de l’état pacifique [i.e. l’ère sauvage] à la prédation [i.e. l’ère barbare] dépend du développement des connaissances techniques et de l’usage des outils » 489 . De même, il estime que la révolution industrielle amorcée dans la seconde moitié du dix-huitième siècle a fortement influé sur l’évolution institutionnelle du monde occidental, au point de donner naissance à un nouveau « schème culturel » qu’il nomme « l’ère de l’industrie de la machine ou du processus de la machine » [1914, p. 299]. En effet, les processus mécaniques ont radicalement transformé l’organisation de la production. Ils auraient, par là même, imposé leur discipline aux habitudes de pensée des ouvriers et, plus encore, des techniciens et des ingénieurs. Ils auraient prescrit aux individus une conception standardisée du temps, c’est-à-dire « la discipline de l’horloge » [1914, p. 312]. Enfin, ils auraient conduit à redéfinir l’objet et la méthode de la science (cf. supra chap. 2, 1.3.2.). En d’autres termes, « dans la culture moderne, l’industrie, les processus et les produits industriels […] sont devenus la principale force façonnant la vie quotidienne des hommes et, par conséquent, le principal facteur modelant leurs habitudes de pensée » 490 [1906a, p. 17].

L’idée selon laquelle l’évolution des institutions d’une société dépendrait des transformations de son environnement matériel et technique, a conduit certains commentateurs à se méprendre sur la nature de la théorie veblenienne du changement institutionnel. En effet, celle-ci a souvent été interprétée comme l’expression d’un strict déterminisme technologique exogène. Autrement dit, Veblen analyserait les mutations institutionnelles comme résultant exclusivement d’un progrès technique qui resterait lui-même largement inexpliqué. Cette interprétation était déjà défendue par le philosophe allemand Theodor Adorno [1941, p. 5] et, plus généralement, par les principaux membres de l’école de Francfort [Tilman, 1999, p. 94]. D’autres auteurs se sont appuyés sur elle pour justifier une proximité de vue entre Veblen et Marx. C’est le cas de Rosenberg [1948, p. 53] qui affirme que, « pour l’essentiel, Marx et Veblen étaient des déterministes technologiques ». Par ailleurs, les économistes standard, lorsqu’ils ne se contentaient pas d’ignorer la pensée veblenienne (cf. supra Introduction générale 1.2.), se sont bien souvent rangés à cette thèse. Comme le souligne Allan G. Gruchy [1969, p. 6], « en mettant l’accent sur la discipline du processus de la machine, Veblen s’est exposé à la critique des économistes standard qui considéraient que son travail pâtissait de son attachement à un déterminisme technologique intenable ».

Donald A. Walker [1977] est sans doute celui qui a donné à l’interprétation en termes de déterminisme technologique exogène sa forme la plus achevée. Selon lui, « la thèse centrale » de Veblen se résumerait à l’idée selon laquelle « les nouvelles institutions apparaissent comme le résultat de l’impact dynamique de la technologie », même si, par nature, « les institutions sont statiques et résistent au changement » [Walker, 1977, p. 220]. Certes, il admet que, pour Veblen, le progrès technique dérive, à son tour, des instincts fondamentaux de l’homme qui le conduisent, directement ou indirectement, à accroître sa maîtrise de l’environnement. Cependant, il considère que le rôle attribué par notre auteur aux instincts, dans son explication du progrès technique, ne suffit pas à « endogénéiser » son analyse du changement institutionnel. Walker [1977, p. 221] affirme ainsi : « bien que le progrès technologique résulte, dans [le] système [veblenien], de comportements instinctifs, le fait d’entreprendre un tel changement [technique] ne suscite pas lui-même de nouvelles habitudes de pensée. Dans la théorie de Veblen, celles-ci ne sont pas formées au cours de l’exercice continuel d’un instinct, mais résultent de l’impact sur la constitution humaine des conditions externes du processus de la machine ». En d’autres termes, le rôle des instincts se limiterait à impulser le progrès technique, celui-ci étant le véritable moteur du changement institutionnel. Cette lecture conduit Walker à la même conclusion que Coats [1954, p. 533], c’est-à-dire que « le facteur véritablement dynamique dans le système de Veblen est le changement technologique ; cependant, Veblen n’a fourni aucune théorie adéquate expliquant comment la technologie changeait ».

Cette conclusion est extrêmement destructrice pour la cohérence du système veblenien. En effet, en affirmant la nature exogène de sa théorie du changement institutionnel, elle souligne l’incapacité de Veblen à satisfaire aux exigences de son propre projet scientifique. Si les mutations institutionnelles qui apparaissent dans le « complexe culturel » d’une société sont uniquement le produit d’un progrès technique exogène, alors cela signifie que notre auteur n’a pas réussi à élaborer une théorie de la dynamique des institutions « formulée en termes de son propre processus » [1898a, p. 77]. Plus précisément, sa théorie du changement institutionnel violerait, dans ce cas, le principe de causalité cumulative qui caractérise, selon lui, la méthode « génétique » de la science moderne. En outre, le caractère naïvement optimiste d’un tel déterminisme technologique se heurterait, lui aussi, à la définition veblenienne d’une économie « post-darwinienne » (cf. supra chap. 4, 2.2.2.).

Cependant, la thèse du déterminisme technologique exogène pâtit fortement du fait qu’elle néglige des pans fondamentaux de l’analyse de Veblen.

Notes
489.

« The transition from peace to predation therefore depends on the growth of technical knowledge and the use of tools » [1899a, p. 20].

490.

« In the modern culture, industry, industrial processes, and industrial products [...] have become the chief force in shaping men’s daily life, and therefore the chief factor in shaping men’s habits of thought ».