1.1.2. Au-delà du déterminisme technologique : une critique de la thèse du changement institutionnel exogène

Les interprétations que nous venons de présenter surestiment grandement le poids du déterminisme technologique dans le système veblenien. Tout d’abord, notre auteur nuance les effets que peut avoir une avancée technique, même majeure, sur la transformation des institutions d’une société. D’une part, le progrès technique n’affecte pas uniformément les conditions matérielles d’existence et notamment les conditions de vie au travail de tous les membres d’une société. Il est même possible que certains individus soient durablement protégés de ses effets. D’après Veblen [1901], ce serait le cas des personnes qui occupent les « emplois pécuniaires » de la grande entreprise d’affaires caractéristique du capitalisme moderne. En effet, leurs activités commerciales et financières les tiendraient éloignées des processus techniques, qui orientent l’« habituation » des individus occupant les « emplois industriels ». D’autre part, tous les membres de la société, y compris ceux qui sont en contact direct avec les procédés industriels les plus avancés, demeureraient attachés à des habitudes de pensée héritées d’une autre époque et donc étrangères aux nouvelles conditions techniques. Veblen [1904a, p. 309-310] affirme, par exemple 491  : « bien entendu, en aucun cas et dans aucune classe [de la société], la discipline du processus de la machine ne modèle les habitudes de vie et de pensée totalement à sa propre image. On trouve chez les êtres humains de toutes classes, un résidu trop important de propensions et d’aptitudes héritées du passé qui œuvrent à un résultat différent. Aussi rigoureuse que puisse être sa discipline, le régime de la machine a été de trop courte durée et l’ensemble des traditions et des traits hérités est trop étendu et cohérent pour permettre que leur hégémonie soit remise en cause par le développement d’une autre démarche » 492 . Cette inertie institutionnelle découle de la propriété de transmissibilité des habitudes et du « contrôle social » exercé par le « complexe culturel » de toute société (cf. supra chap. 6).

La principale limite inhérente à la thèse du déterminisme technologique exogène tient à ce qu’elle néglige les effets de ce « contrôle social ». Autrement dit, elle ne tient pas compte du déterminisme culturel qui contrebalance le matérialisme de Veblen. Or, l’intérêt de son analyse de la dynamique institutionnelle, et du changement en particulier, dérive principalement de la conjugaison de ces deux types de détermination. Ainsi, dès les premières lignes de sa préface à The Instinct of Workmanship, Veblen [1914, p. li] affirme : « l’essai suivant tente d’analyser la corrélation manifeste entre les pratiques industrielles et ces autres faits institutionnels qui tendent à caractériser tout stade donné de civilisation. On suppose ici que dans la croissance de la culture, comme dans son maintien actuel, les usages technologiques sont fondamentaux et font autorité, au sens où ils sous-tendent et conditionnent le développement et les méthodes de la civilisation sous des rapports autres que technologique, mais non au sens où ils iraient jusqu’à entraver ou contraindre le processus par lequel ces autres usages de toute civilisation donnée réagissent à leur tour sur l’état des arts industriels » 493 . Dans le système veblenien, les conditions matérielles et techniques ne sont pas une donnée exogène. Comme l’indique la citation précédente et comme le suggère le schéma 6 (supra chap. 6, 2.2.1.), elles s’inscrivent dans un système d’interdépendances dynamiques dans lequel elles exercent à la fois une action déterminante sur l’« habituation » des individus et, partant, sur la formation des institutions et une action déterminée par les facteurs instinctifs et institutionnels prévalant dans la société. Par conséquent, si le progrès technique est susceptible d’induire des transformations institutionnelles, il est lui-même dépendant de la « logique institutionnelle » et des instincts dominant dans la société.

Il ne fait donc aucun doute que Veblen souhaitait « endogénéiser » le progrès technique dans son analyse du changement institutionnel. Cette préoccupation est déjà manifeste dans « Why Is Economics not an Evolutionary Science ? », lorsqu’il déclare : « pour satisfaire aux fins de la science économique, le processus de changement cumulatif dont il faut rendre compte est la séquence de changements dans les méthodes relatives aux façons de faire les choses – les méthodes de traitement des moyens matériels de la vie » 494 [1898a, pp. 70-71]. En outre, dès cette époque, Veblen affirme que les causes du progrès technique doivent être recherchées dans les déterminants du comportement humain. En effet, « les propriétés physiques des matériaux accessibles à l’homme sont des constantes : c’est l’agent humain qui change ». Par conséquent, « c’est dans le matériau humain que la continuité du développement doit être recherchée ; c’est donc à ce niveau qu’il faut étudier les forces motrices du processus de développement économique, si tant est que l’on souhaite les observer en action » 495 [1898a, pp. 71-72]. Plus précisément, les facteurs qui déterminent le rythme et le contenu du progrès technique sont ceux qui régissent l’accumulation des connaissances techniques au sein de la société. Nous avons déjà abordé ce point au début de notre travail (supra chap. 1, 3.3.). Rappelons que, pour Veblen, l’accumulation des connaissances techniques dans une société donnée dépend des interactions entre les instincts de l’homme et les institutions en vigueur dans celle-ci. Pour l’essentiel, le rythme d’accumulation est d’autant plus élevé que la « logique institutionnelle » dominante est favorable à l’expression de l’instinct du travail bien fait. En outre, la croissance du stock de connaissances techniques, voire la nature des connaissances ainsi accumulées dépendent des phénomènes de « contamination » entre les instincts et d’« auto-contamination » de l’instinct du travail bien fait. Or, l’ampleur de ces phénomènes est elle-même fonction des institutions prévalant dans la société. Au total, « étant donné l’environnement matériel, la cadence et la nature des gains technologiques réalisés dans quelque communauté que ce soit dépendront de l’initiative et de l’application de ses membres, pour autant que la croissance des institutions n’ait pas détourné sérieusement le génie de la race de son penchant naturel » 496 [1914, p. 110].

À cet égard, The Instinct of Workmanship [1914] peut être vu comme une analyse de la co-évolution des techniques et des institutions, dans l’histoire longue du monde occidental. Ce que Walker [1977, p. 220] interprète comme une contradiction, c’est-à-dire la coexistence dans un même système explicatif d’un déterminisme technologique et d’un déterminisme culturel, constitue en fait un processus de dépendance réciproque s’inscrivant dans le temps historique de l’évolution des sociétés. Comme le souligne très justement Malcolm Rutherford [1984, pp. 335-336, 338], le fait que « les liens causaux entre les institutions et la technologie fonctionnent dans les deux sens » n’implique pas de circularité dans le raisonnement, dans la mesure où ils se situent dans un processus de causalité cumulative. En effet, l’impact des conditions techniques sur les institutions à un moment donné du processus d’évolution n’est pas contradictoire avec l’influence ultérieure du système institutionnel sur le développement des techniques. Il s’agit de deux relations causales spécifiques et historiquement situées qui apparaissent dans un processus d’évolution donné.

Enfin, le caractère endogène du progrès technique n’exclut pas qu’une nouvelle technique provenant de l’étranger entre dans la société et vienne perturber son « complexe culturel ». Au contraire, Veblen a conscience de l’importance cruciale que peuvent revêtir les phénomènes de transferts technologiques dans le processus de développement économique des sociétés. À cet égard, il s’intéresse tout particulièrement à la situation des États impériaux que sont l’Allemagne et le Japon du début du XXe siècle, lesquels ont réussi, avec grand succès, à importer les techniques des pays industrialisés et en premier lieu celles de la Grande-Bretagne [1915a ; 1915b]. De façon générale, Veblen [1908c, pp. 326-327] considère que la réussite d’un transfert technologique important suppose un engagement collectif qui se mesure à l’échelle de la société tout entière. C’est donc à ce niveau que ces phénomènes doivent être interprétés. En effet, importer une technologie étrangère est un processus complexe qui implique de multiples facteurs culturels. Aussi nécessite-t-il un « travail d’habituation qui exige du temps et une incitation particulière » [1915b, p. 37] 497 .

Notes
491.

Cette citation est relevée par Tilman [1999, p. 94] et Hodgson [2004a, pp. 209-210].

492.

« Of course, in no case and with no class does the discipline of the machine process mould the habits of life and of thought fully into its own image. There is present in the human nature of all classes too large a residue of the propensities and aptitudes carried over from the past and working to a different result. The machine’s régime has been of too short duration, strict as its discipline may be, and the body of inherited traits and traditions is too comprehensive and consistent to admit of anything more than a remote approach to such a consummation ».

493.

« The following essay attempts an analysis of such correlation as is visible between industrial use and wont and those other institutional facts that go to make up any given phase of civilisation. It is assumed that in the growth of culture, as in its current maintenance, the facts of technological use and wont are fundamental and definitive, in the sense that they underlie and condition the scope and method of civilisation in other than the technological respect, but not in such a sense as to preclude or overlook the degree in which these other conventions of any given civilisation in their turn react on the state of the industrial arts ».

494.

« For the purpose of economic science the process of cumulative change that is to be accounted for is the sequence of change in the methods of doing things, – the methods of dealing with the material means of life ».

495.

« The physical properties of the materials accessible to man are constants : it is the human agent that changes ». « It is in the human material that the continuity of development is to be looked for ; and it is here, therefore, that the motor forces of the process of economic development must be studied if they are to be studied in action at all ».

496.

« Given the material environment, the rate and character of the technological gains made in any community will depend on the initiative and application of its members, in so far as the growth of institutions has not seriously diverted the genius of the race from its natural bent ».

497.

Nous exposons plus en détail l’analyse veblenienne des transferts, rattrapages et dépassements technologiques dans Brette [2003b, pp. 28-31] et infra Conclusion générale 3.