1.1.3. Le changement comme effet émergent de la dynamique institutionnelle

Nous venons de montrer que la théorie veblenienne du changement institutionnel est irréductible à un strict déterminisme technologique exogène. Telle que l’analyse Veblen, la dynamique institutionnelle repose sur la conjugaison de deux types de détermination, c’est-à-dire des conditions techniques vers les institutions et réciproquement de sorte que le progrès technique peut être considéré comme une variable endogène dans son système théorique. Cependant, nous n’avons toujours pas établi quelle était la source du changement dans ce système. Autrement dit, comment Veblen explique-t-il qu’un « complexe culturel » cohérent et stable en vient à être remis en cause, permettant ainsi l’affirmation d’une nouvelle « logique institutionnelle » dans la société ?

Un certain nombre d’auteurs, tels que Geoffrey M. Hodgson [1993a, p. 136 ; 2004a, p. 189], Anne Mayhew [1998a, pp. 455-456] et Jean-Jacques Gislain [2000, pp. 82-83], estiment que Veblen situe l’origine principale du changement institutionnel dans l’instinct de curiosité désintéressée. En effet, cet instinct incite l’homme à laisser libre cours à sa créativité intellectuelle. En outre, la connaissance produite sous sa gouverne peut être mobilisée à des fins industrielles par l’instinct du travail bien fait. Par là même, l’instinct de curiosité désintéressée est susceptible de stimuler indirectement le progrès technique et, partant, d’influer sur le système institutionnel de la société. C’est ainsi que la science moderne peut exercer un effet important sur l’évolution des institutions contemporaines. Cependant, la production de connaissance désintéressée est elle-même soumise au « contrôle social » du « complexe culturel » de la société dans laquelle elle a lieu. Dès lors, la possibilité de mobiliser cette connaissance à des fins industrielles, c’est-à-dire sa capacité à nourrir le progrès technique, dépend elle aussi des institutions en vigueur (cf. supra chap. 1, 2.3.). En définitive, si cet instinct est susceptible de générer des transformations institutionnelles dans la société, son pouvoir d’action est lui-même fonction du contexte institutionnel dans lequel il s’exprime. Par conséquent, il ne peut être considéré, selon nous, comme la principale cause du changement institutionnel dans quelque société que ce soit.

Une autre voie d’interprétation a été ouverte par Malcolm Rutherford [1984 ; 1998a]. Nous avons déjà souligné l’importance de sa contribution à la remise en cause de la thèse du déterminisme technologique exogène. Cet auteur a non seulement montré que l’existence d’une causalité réciproque entre les conditions techniques et les institutions n’était pas contradictoire dans le système veblenien, mais que le lien causal des premières vers les secondes n’était pas aussi simple que la lecture qu’en ont donnée certains commentateurs (i.e. ceux cités supra 1.1.1. dans ce chapitre). Comme Rutherford [1984, pp. 338-339 ; 1998a, pp. 468-469] l’a noté, Veblen considère que de nouvelles techniques peuvent être initialement développées et mises en œuvre sans provoquer de bouleversement majeur dans le « complexe culturel » de la société. En revanche, elles peuvent générer des conséquences institutionnelles qui sont, au moins en partie, involontaires et dont le caractère cumulatif peut in fine provoquer la remise en cause du « schème culturel » en vigueur. À certains égards, notre propre interprétation de la théorie veblenienne du changement institutionnel doit beaucoup à celle de Rutherford [1984 ; 1998a]. Elle s’en distingue, cependant, d’un double point de vue au moins. D’une part, nous ne pensons pas que « [la] théorie des instincts [de Veblen] n’a qu’une importance mineure pour l’essentiel de sa théorie positive des institutions et du changement institutionnel » [Rutherford, 1984, p. 333]. Bien qu’il ait accordé plus d’importance aux instincts dans son article de 1998, Rutherford [1998a, pp. 466-467] considère encore que « la dotation instinctive [de l’être humain] ne fournit qu’un point de départ pour l’évolution cumulative des habitudes et des institutions ». Il affirme, en outre, qu’au fur et à mesure du développement culturel des sociétés, « les instincts sont supplantés par les conventions et les normes sociales », de sorte que, s’« ils ne disparaissent pas complètement du tableau, ils sont renvoyés à l’arrière-plan ». Nous estimons, pour notre part, que les instincts sont une composante essentielle des théories vebleniennes du comportement humain et de la dynamique des institutions. Contrairement à ce que laisse entendre Rutherford, Veblen ne considère pas que les instincts et les habitudes s’expriment de façon alternative. Non seulement ils ne s’opposent pas, mais ils sont étroitement complémentaires (cf. supra chap. 6, 1.1.2.). En outre, de même que les instincts jouent un rôle important dans les processus d’auto-renforcement et de verrouillage institutionnels (cf. supra chap. 6, 2.2.), ils sont une composante clé du processus de transformation culturelle. Nous pensons, en effet, que Veblen analyse le changement de « logique institutionnelle » dominante dans une société, comme une conséquence imprévisible des interactions dynamiques entre les instincts, les institutions et les conditions matérielles et techniques. Cela nous amène au second point de divergence entre notre interprétation et celle de Rutherford. Celui-ci affirme que si « Veblen ne distingue pas explicitement les conséquences intentionnelles des conséquences involontaires, cette distinction a cependant une importance considérable dans son œuvre » [Rutherford, 1984, p. 338]. Or, selon nous, cette distinction doit être définie de façon plus restrictive. En effet, ce n’est pas la notion de conséquences involontaires, mais celle, plus restreinte, de conséquences imprévisibles qui nous paraît être essentielle pour comprendre l’analyse veblenienne des mutations institutionnelles.

Tel que les conçoit Veblen, les changements institutionnels majeurs qui surviennent dans une société sont non seulement des conséquences involontaires de l’action des individus, mais des conséquences imprévisibles tant par les acteurs que par les observateurs des interactions sociales, c’est-à-dire les scientifiques. Notre auteur affirme par exemple : « dans le cas présent, comme dans les autres cas de croissance et de transformation institutionnels, les changements se sont produits, pour l’essentiel, de façon aveugle, par impulsions, sans beaucoup d’anticipations quant aux conséquences ultérieures vers lesquelles on aurait pu penser qu’une telle séquence de changements pût tendre. C’est uniquement après que la nouvelle phase de croissance des usages a pris effet dans le champ modifié des principes et des normes, que sa direction et ses conséquences ultérieures ont pu être évaluées avec quelque degré de confiance » 498 [1918c, p. 10]. Ainsi, la théorie veblenienne du changement institutionnel est-elle fondée sur un rejet du « déterminisme de type prévisibilité [‘predictability determinism’] » [Hodgson, 2002a, pp. 274-276]. De façon générale, cette forme de déterminisme est mise en défaut dans l’analyse des « systèmes ouverts, complexes, non linéaires ». Or, de fait, Veblen conçoit la société comme un système ayant ces trois caractéristiques. Elle est un système ouvert dans la mesure où les interactions dynamiques qui se produisent entre ses principales composantes ne sont pas prédéterminées, mais dépendent du sentier 499 . Veblen souligne, à cet égard, la « sensibilité » des trajectoires institutionnelles aux « fait[s] accidentel[s] » [1923, p. 69n.] et aux « conditions initiales », « les petits commencements » comme il les désigne parfois [1915b, p. 58 ; 1923, p. 102]. La non linéarité de l’évolution d’une société découle directement de son caractère cumulatif. Quant à la notion de complexité, c’est-à-dire d’irréductibilité, elle est omniprésente dans la pensée de Veblen. Elle est constitutive de son approche de l’être humain 500 . On la retrouve également dans sa conception du système institutionnel, comme l’indiquent le terme même de « complexe culturel » et surtout certaines affirmations qui ne laissent aucune ambiguïté de ce point de vue 501 . Enfin, Veblen voit la société elle-même comme un système complexe, dans la mesure où l’on ne saurait comprendre sa nature et son évolution en étudiant ses différentes composantes indépendamment les unes des autres.

Dans la perspective veblenienne, tout changement institutionnel majeur au sein d’une société doit donc être appréhendé comme la transformation imprévisible d’un système ouvert et complexe dont l’évolution est non linéaire. Dès lors, il nous semble justifié d’interpréter cette conception du changement en termes d’effets émergents. La thèse selon laquelle « Veblen soutenait effectivement une théorie de l’émergence sociale » a notamment été rejetée par Lawson [2003, p. 201], au motif qu’il aurait été incapable d’élaborer « une catégorie de structure sociale ontologiquement irréductible à celle de l’être humain ou de son action ». Cette critique nous semble infondée pour plusieurs raisons. D’une part, comme le note Hodgson [2004a, p. 134n.], dire que Veblen analyse le changement institutionnel comme un effet émergent, au sens contemporain du terme, n’équivaut pas à dire qu’il a développé une théorie aboutie de l’émergence pensée comme telle 502 . D’autre part, le « complexe culturel » d’une société, tel que Veblen le conçoit, est irréductible aux institutions qui le constituent et, a fortiori, irréductible aux individus qui composent la société (cf. supra chap. 6, 2.1.). Enfin, la définition que Lawson [2003, p. 183] donne de l’émergence nous semble correspondre pleinement à l’analyse que Veblen fait du « complexe culturel » et de son évolution : « on peut dire d’une strate de la réalité qu’elle est émergente ou qu’elle possède des propriétés émergentes [‘emergent powers’] si, d’une façon ou d’une autre, elle (1) est née d’une strate inférieure, étant formée par des principes opérant au niveau inférieur et (2) reste dépendante de la strate inférieure pour ce qui est de son existence, mais (3) contient des propriétés causales qui lui sont propres et qui sont à la fois irréductibles à celles opérant au niveau inférieur et (éventuellement) susceptibles de réagir sur le niveau inférieur ». La condition (1) est figurée dans le schéma 5 (supra chap. 6, 2.1.1.). Celui-ci montre que la formation du « complexe culturel » d’une société dépend des caractéristiques des variables situées à des niveaux inférieurs, c’est-à-dire les conditions matérielles et techniques, les instincts, les habitudes individuelles et les institutions. La condition (3) est exprimée dans le schéma 6 (supra chap. 6, 2.2.1.), lequel représente le « contrôle social » exercé par le « complexe culturel » d’une société sur les différentes variables de niveaux inférieurs citées précédemment. La condition (2) a trait aux transformations du « schème culturel ». Nous allons montrer à présent qu’elle est vérifiée, puisque la remise en cause d’un « complexe culturel » cohérent et stable et l’affirmation d’une nouvelle « logique institutionnelle » dominante dans la société dépendent des propriétés dynamiques des variables de niveaux inférieurs que sont les instincts et les institutions.

Notes
498.

« Here as in other cases of institutional growth and displacement, the changes have gone forward for the most part blindly, by impulse, without much foreknowledge of any ulterior consequences to which such a sequence of change might be said to tend. It is only after the new growth of use and wont has taken effect in an altered range of principles and standards, that its direction and ulterior consequences can be appreciated with any degree of confidence ».

499.

Par « système ouvert », nous entendons un système caractérisé par une « absence de fermeture interne » (i.e. les relations entre les variables du système ne sont pas prédéterminées) et une « absence de fermeture externe » (i.e. de nouveaux facteurs peuvent entrer dans le système, comme, par exemple, dans le cas d’un transfert de technologie) [Mearman, 2002, p. 573]. Il s’agit là du pendant ontologique de la définition méthodologique de l’« approche en système ouvert » que nous avons empruntée à Sheila C. Dow [2002] (cf. supra chap. 4, 2.2.2.).

500.

L’affirmation suivante en est une bonne illustration : « cet ensemble d’habitudes de pensée qui constitue le tempérament de tout individu est, en un sens, une totalité organique. […] Une modification de la nature humaine en un point quelconque est une modification de la nature humaine dans sa totalité » [1899a, pp. 288-289].

501.

Voir notamment [1904a, p. 374] (cité supra chap. 6, 2.1.1.) et [1899a, p. 201].

502.

Contrairement à ce que soutient Mearman [2002, p. 578], le fait que Veblen [1899 ; 1914] utilise fréquemment les termes « émergence » et « émerger » ne nous semble pas suffisant pour affirmer qu’il a cherché à élaborer un « concept d’émergence ».