1.2.1. Les conséquences institutionnelles imprévisibles des propriétés dynamiques des instincts

L’émergence et l’affirmation d’une nouvelle « logique institutionnelle » dans une société peuvent résulter d’un phénomène de « contamination » entre les instincts, prenant un caractère cumulatif sous l’effet de la croissance des institutions. C’est ainsi, en particulier, que Veblen [1914] explique le passage des « sociétés sauvages » aux « sociétés barbares ». En bref, le « stade » primitif de l’histoire humaine aurait été caractérisé par la coexistence de petites communautés pacifiques et l’absence d’une institution de la propriété privée. Ces caractéristiques témoigneraient du fait que le « complexe culturel » des « sociétés sauvages » était dominé par une « logique institutionnelle » fondée sur l’instinct du travail bien fait et celui de sympathie sociale. Malgré l’animisme prononcé des peuplades vivant dans ces sociétés, celles-ci auraient offert un environnement institutionnel favorable à l’accumulation des connaissances techniques, notamment dans le domaine de l’agriculture et de l’élevage. Ce progrès technique aurait engendré une amélioration des conditions matérielles d’existence, jusqu’à permettre l’apparition d’un surplus, c’est-à-dire « une accumulation de richesses au-delà des biens couramment nécessaires à la subsistance et au-delà du modeste lot d’effets personnels qui n’ont de valeur que pour l’homme sauvage qui les détient » 503 [1914, p. 150] 504 . D’après Veblen, la capacité des sociétés à dégager un surplus économique aurait ouvert la voie à l’affirmation des instincts de rivalité et à l’institutionnalisation de la propriété privée. Progressivement, se serait imposée une nouvelle « logique institutionnelle » fondamentalement différente de celle qui prévalait dans les « sociétés sauvages ». Ainsi, « les communautés […] passent des coutumes et du penchant pacifiques plus ou moins précaires qui caractérisent les cultures primitives, à une attitude plus ou moins habituelle relevant de l’exploit prédateur. Avec l’avènement de la guerre vient le chef de guerre entre les mains duquel s’accumulent l’autorité et les avantages pécuniaires, plus ou moins proportionnellement au degré selon lequel les exploits et les idéaux belliqueux deviennent habituels dans la communauté » 505 [1914, p. 157].

Il serait très exagéré d’affirmer que notre auteur ait produit une analyse rigoureuse et méthodique du processus par lequel le « schème culturel » caractéristique des « sociétés sauvages » a été déstabilisé, pour finalement être supplanté par le « complexe culturel » de type « barbare ». On peut toutefois extraire de ses écrits et notamment de The Instinct of Workmanship [1914], quelques idées essentielles quant à sa conception de ce processus. Tout d’abord, Veblen affirme clairement que ce changement institutionnel majeur n’est pas réductible à une conséquence du progrès technique. Plus précisément, si le développement des arts industriels en a été une condition nécessaire, en ce qu’il a permis l’apparition d’un surplus, elle ne saurait être considérée comme suffisante. Veblen [1914, pp. 149-150] déclare ainsi : « il semble n’exister aucun point nettement définissable du progrès technologique dont on puisse dire qu’il est en soi la cause de ce changement révolutionnaire dans les institutions gouvernant la vie économique. Celui-ci paraît être vaguement corrélé aux avancées technologiques, de sorte qu’il survient lorsque l’état des arts industriels lui fournit une base suffisante. Cependant, ce qui constitue une telle base ne peut manifestement pas être défini uniquement en termes d’arts industriels » 506 . Cette citation met clairement en défaut la thèse du strict déterminisme technologique (cf. supra 1.1.1. dans ce chapitre). À l’évidence, le progrès technique ne peut, à lui seul, expliquer de façon satisfaisante l’émergence et l’affirmation d’une « logique institutionnelle » qui place la violence des rapports humains au pinacle des valeurs de la société. Pour Veblen, ce n’est pas le développement des arts industriels en tant que tel qui provoque le changement institutionnel et détermine sa direction, mais la réponse que les hommes apportent aux transformations de leur environnement matériel et technique.

Dans un premier temps, l’apparition d’un surplus économique aurait attisé la convoitise d’un petit groupe d’individus. À cet égard, Veblen [1914, p. 155] affirme que l’on trouve dans la plupart des sociétés primitives, « une classe de sorciers […] qui gagnent en partie leur vie ‘grâce à leurs facultés spirituelles’, de façon plus ou moins parasitaire, par une sorte de dîme prélevée sur les autres membres du groupe, en contrepartie de leurs interventions surnaturelles et de leurs exploits religieux dont la valeur s’élève à ce qu’ils peuvent en tirer » 507 . Quoi qu’il en soit précisément, il existerait dans les « sociétés sauvages » certains individus prédisposés à s’accaparer le surplus économique de la communauté 508 . Toutefois, il s’agit là encore d’une condition nécessaire, mais insuffisante à l’émergence d’un nouveau « complexe culturel ». Le changement de « logique institutionnelle » dominante suppose la généralisation des habitudes de pensée « prédatrices » et, parallèlement, de celles portant à la « soumission ». Pour Veblen, la principale cause de cette généralisation se situe dans la « contamination » progressive des instincts du travail bien fait et de sympathie sociale par les instincts de rivalité. Ainsi, dans des « conditions propices de friction et de jalousie », comme l’est une situation dans laquelle certains individus tentent de s’approprier le surplus de la communauté, l’émulation dans le travail, que soutient spontanément l’instinct du travail bien fait, va progressivement être détournée vers une émulation dans l’affrontement physique, c’est-à-dire la démonstration de force [1898b, pp. 90-91 ; 1899a, pp. 15-16 ; 1914, pp. 42-43]. Par ailleurs, les instincts de rivalité vont, selon Veblen, orienter l’instinct de sympathie sociale vers le « sens de l’honneur » de la communauté et le dévouement au chef. Ainsi, « le sentiment de l’intérêt commun, qui est lui-même, pour l’essentiel, une manifestation diffuse de l’instinct de sympathie sociale, en vient, au mieux, à se focaliser sur la gloire de l’étendard plutôt que sur la plénitude de la vie de la communauté dans son ensemble, ou, plus couramment, en vient à se concentrer dans la loyauté, c’est-à-dire l’asservissement au chef de guerre reconnu et à ses successeurs dynastiques » 509 [1914, p. 161]. Les instincts de rivalité vont donc progressivement neutraliser l’expression de la propension au travail bien fait et du penchant de sympathie sociale. Ce phénomène de « contamination » est croissant, dans la mesure où s’enclenche un processus de « feed-back » positif entre les instincts de rivalité et la « logique institutionnelle prédatrice ». Enfin, cette « logique institutionnelle » qui donne sa spécificité au « complexe culturel » des « sociétés barbares » en vient à être verrouillée, si bien que « l’intérêt personnel supplante le bien commun dans les idéaux et les aspirations des hommes » [1914, p. 160]. Autrement dit, les instincts de rivalité prennent totalement le pas sur les instincts du travail bien fait et de sympathie sociale.

Au total, le changement institutionnel majeur qui marque le passage de « l’ère sauvage » à « l’ère barbare » des sociétés peut être interprété comme un effet émergent du processus d’évolution, une conséquence imprévisible du progrès technique largement imputable à la « contamination » des instincts du travail bien fait et de sympathie sociale par les instincts de rivalité. La domination de ces instincts et de la « logique institutionnelle prédatrice » dont ils sont le fondement n’implique pas, cependant, la disparition définitive de la propension au travail bien fait et du penchant de sympathie sociale. Selon notre auteur, ceux-ci demeurent présents dans la population, à l’état latent, et continuent d’être transmis de générations en générations. Cette transmission héréditaire des instincts a une importance capitale dans le système de Veblen. En effet, elle lui permet d’expliquer que les instincts du travail bien fait et de sympathie sociale aient pu se manifester de nouveau dans l’histoire de l’humanité. Ainsi, « l’instinct du travail bien fait n’étant pas un trait de caractère acquis, le fait qu’il soit tombé en désuétude n’a pas provoqué sa disparition ; lorsque l’occasion se présente, dans les conditions relativement paisibles de ce régime pécuniaire pacifique ou quasi pacifique, l’ancienne propension s’affirme avec la force qui était la sienne, peut-être de façon moins vive voire asthénique, mais omniprésente et tenace » 510 [1914, p. 200] 511 .

De façon générale, tout instinct non sélectionné durant une période donnée de l’évolution culturelle d’une société, aussi longue soit elle, n’est pas éliminé, si bien que « la dotation fondamentale des propensions instinctives [de l’être humain] demeure inchangée » [Rutherford, 1998a, p. 466n.]. Comme l’ont souligné Boyles & Tilman [1993], la sélection culturelle des instincts, telle que Veblen la conçoit, peut être interprétée dans les termes de la génétique contemporaine. De ce point de vue, son analyse met en avant, d’une part, « la difficulté avec laquelle les gènes sont éliminés d’une population » et, d’autre part, le fait que « le gène est une partie du génotype de l’organisme, mais [qu’]il n’est pas [nécessairement] exprimé dans son phénotype » [Boyles et Tilman, 1993, p. 1199]. Ainsi, la sélection culturelle des instincts peut-elle être vue comme une sélection phénotypique de certains traits dans le « pool génétique » de la population. Le point central pour notre objet immédiat est le fait que la transmission héréditaire des instincts élargit considérablement les possibilités de changement institutionnel. En effet, un instinct « contre-sélectionné » est toujours susceptible de se réaffirmer et de soutenir le développement d’une nouvelle « logique institutionnelle » dans la société.

Notes
503.

« An accumulation of wealth beyond the current necessaries of subsistence and beyond that slight parcel of personal effects that have no value to anyone but their savage bearer ».

504.

Rappelons que, pour Veblen, la relation que les membres des sociétés primitives entretiennent avec les biens dont ils font personnellement usage ne peut être interprétée comme un rapport de propriété (cf. supra chap. 6, 1.2.2.).

505.

« The communities […] pass from the more or less precarious peaceful customs and animus common to the indigent lower cultures, to a more or less habitual attitude of predatory exploit. With the advent of warfare comes the war chief, into whose hands authority and pecuniary emoluments gather somewhat in proportion as warlike exploits and ideals become habitual in the community ».

506.

« There seems to be no sharply definable point in the technological advance that can be said of itself to bring on this revolutionary change in the institutions governing economic life. It appears to be loosely correlated with technological improvement, so that it sets in when a sufficient ground for it is afforded by the state of the industrial arts, but what constitutes a sufficient ground can apparently not be stated in terms of the industrial arts alone ».

507.

« A class of magicians […] who get their living in part ‘by their wits’, half parasitically, by some sort of tithe levied on their fellow members for supernatural ministrations and exploits of faith that are worth as much as they will bring ».

508.

Nous reviendrons sur ce point (infra 2.2.2. dans ce chapitre) lorsque nous nous intéresserons au rôle des actions délibérées dans l’analyse veblenienne du changement institutionnel.

509.

« The sentiment of common interest, itself in good part a diffuse working-out of the parental instinct, comes at the best to converge on the glory of the flag instead of the fulness of life of the community at large, or more commonly it comes to be centred in loyalty, that is to say in subservience, to the common war-chief and his dynastic successors ».

510.

« The instinct of workmanship, being not an acquired trait, has not been got rid of by disuse  ; and when the occasion offers, under the relatively tranquil conditions of this peaceable or quasi-peaceable pecuniary régime, the ancient proclivity asserts itself in its ancient force, uneager and asthenic perhaps, but pervasive and resilient ».

511.

Voir également [1914, pp. 181-182] (cité supra chap. 5, 2.4.1.) et [1899a, p. 222].