1.2.2. Les effets émergents de la dynamique interne des « logiques institutionnelles » et de leur force d’inertie externe

Le « complexe culturel » d’une société peut connaître des transformations majeures qui sont directement imputables à la dynamique interne de la « logique institutionnelle » dominante qui le caractérise. En effet, comme nous l’avons noté précédemment (supra chap. 6, 2.2.2.), le verrouillage institutionnel qui fonde la stabilité d’un « complexe culturel » donné n’implique pas que celui-ci se reproduise à l’identique. Le processus d’auto-renforcement, par lequel la « logique institutionnelle » dominante de ce « schème culturel » réaffirme continuellement son hégémonie, ne la laisse pas inchangée. Ainsi que l’a relevé Rutherford [1984, p. 334], « Veblen affirme que cette logique institutionnelle sera sujette à une élaboration et un raffinement croissants au cours du temps ». Bien que ce processus soit incrémental, la nature cumulative des variations qu’il induit peut in fine provoquer des bouleversements majeurs et imprévisibles dans le « complexe culturel » de la société. Le changement de « logique institutionnelle » dominante peut alors être interprété comme un effet de seuil résultant de l’impact cumulatif de petites variations. Pour reprendre les termes de Pierre Dockès [2002], cette conception du changement est typique de la conjugaison d’une « optique ‘saltiste’ » et d’une « optique ‘incrémentale’ ». La citation suivante en est une illustration caractéristique : « le nouvel ordre des choses a surgi du passé par un changement de degré qui fut porté si loin qu’il déboucha sur un véritable changement de nature. […] En parlant ainsi d’un ‘Nouvel Ordre des Choses’, il n’y a nulle intention de suggérer que le nouveau est séparé de l’ancien par une rupture brutale de continuité. […] Il s’agit d’un cas de croissance cumulative qui a maintenant dépassé un point critique, de sorte à donner naissance à une nouvelle situation qui diffère manifestement de celle qui l’a précédée » 512 [1923, pp. 208, 231].

C’est de cette façon, notamment, que Veblen rend compte du passage de « l’ère barbare » à « l’ère artisanale » des sociétés occidentales. Ainsi, il explique principalement l’émergence du « schème culturel » typique des « sociétés artisanales » par la dynamique interne de la « logique institutionnelle prédatrice ». Comme nous l’avons déjà laissé entendre, l’institutionnalisation de la violence et des rapports de domination qui a caractérisé l’entrée de l’Occident dans « l’ère barbare » a, selon Veblen, créé un environnement particulièrement néfaste au développement des arts industriels. Le travail productif devenant une activité jugée dégradante, l’instinct du travail bien fait s’en est trouvé profondément inhibé et le progrès technique considérablement ralenti. D’après notre auteur, dans la première phase de « l’ère barbare », c’est-à-dire « la phase prédatrice de la culture pécuniaire » [1914, p. 180], les richesses n’étaient pas, à proprement parler, accumulées pour elles-mêmes, mais parce qu’elles témoignaient des prouesses de leurs détenteurs. Comme il l’affirme dans The Theory of the Leisure Class, « la propriété prit [d’abord] la forme du butin, détenu comme un trophée attestant du succès de la razzia » 513 [1899a, p. 27]. Toutefois, le développement de la « logique institutionnelle prédatrice » a progressivement conduit à faire de la richesse en tant que telle, le critère exclusif de la distinction sociale. Par un processus de « raffinement »institutionnel, les hommes en sont donc venus à considérer que « la richesse [était] elle-même intrinsèquement honorable et [conférait] l’honneur à son propriétaire » 514 , quelle que soit la façon dont elle était acquise [1899a, p. 29]. Or, cette évolution des critères de distinction sociale aurait, selon Veblen, engendré une certaine pacification des rapports humains. Partant, elle aurait permis le développement d’un contexte institutionnel plus favorable à l’expression de l’instinct du travail bien fait, amorçant, par là même, la transition des sociétés occidentales vers « l’ère artisanale ». Ainsi, « le fondement de la croissance des institutions s’est déplacé de la prouesse à la propriété consacrée par l’usage. Sitôt que ce changement fut fermement établi, le développement du commerce, de l’industrie et d’un système technologique est venu au premier plan des préoccupations. L’intérêt habituel porté à ces choses a alors réagi sur la nature des institutions en vigueur, accélérant ainsi la croissance des conditions favorables à son propre développement. […] L’instinct du travail bien fait et les sentiments qui lui sont associés en sont donc venus, par une gradation imperceptible, à reprendre la première place parmi les facteurs qui déterminent le cours de l’habituation et, partant, le caractère de la culture qui en résulte » 515 [1914, pp. 203-204].

Telle que Veblen en rend compte, l’apparition du « complexe culturel artisanal » est donc principalement un effet émergent de la dynamique propre à la « logique institutionnelle prédatrice ». Le caractère endogène du changement tient, dans ce cas, aux propriétés dynamiques des institutions et à leurs conséquences sur la structure du « schème culturel » de la société. Cet aspect de la pensée veblenienne peut être éclairé par les travaux de Jennings & Waller [1994, pp. 1005-1010 ; 1995, pp. 410-412] 516 . Ceux-ci mettent notamment l’accent sur deux propriétés « herméneutiques » des systèmes culturels, qui correspondent bien, pensons-nous, à l’analyse que fait notre auteur de la dynamique interne de la « logique institutionnelle prédatrice ». Selon eux, toute « culture » est un « système de significations »caractérisé par un certain degré de « flexibilité », laquelle dépendrait principalement de deux facteurs, à savoir « l’ambiguïté » et la « redondance ». Pour Jennings & Waller [1994, pp. 1008-1009], « l’ambiguïté permet à des systèmes de significations culturelles d’être modifiés, à travers des changements dans la pondération des différents liens culturels, lorsque survient quelque chose de nouveau ». La « redondance » signifie, quant à elle, que « les termes [culturels] peuvent prendre la place les uns des autres, permettant à l’un d’endosser le ‘rôle’ de l’autre lorsque se produisent les changements permis par l’ambiguïté ». Ces deux notions s’appliquent bien à la dynamique interne de la « logique institutionnelle prédatrice », telle qu’elle est décrite par Veblen. Ainsi, la transition de « l’ère barbare » à « l’ère artisanale » peut-elle être interprétée comme le produit d’une « ambiguïté » relative à la définition des critères de distinction sociale, la « redondance » permettant à « l’émulation strictement pécuniaire » de se substituer à « l’émulation dans l’exploit guerrier ».

Si la dynamique interne d’une « logique institutionnelle » donnée peut générer des effets émergents, sa force d’inertie externe, relativement au développement des conditions matérielles et techniques, peut, elle aussi, avoir des conséquences imprévisibles sur le « complexe culturel » d’une société. La persistance dans « l’ère des machines », d’un système de droits de propriété qui serait, d’après Veblen, profondément inadapté aux nouvelles conditions industrielles en est sans doute la meilleure illustration. Les normes juridiques qui régissent le capitalisme moderne seraient, pour l’essentiel, un sous-produit de l’organisation productive individualiste propre à « l’ère artisanale ». Elles dériveraient directement du « système des Droits Naturels » qui conçoit la propriété privée comme un droit imprescriptible de l’individu et reconnaît à celui-ci un pouvoir discrétionnaire sur les biens qu’il possède [1914, p. 287]. Ce système, qui était adapté aux exigences de l’artisanat et du petit commerce, n’aurait atteint sa maturité que dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle, à l’époque où, précisément, l’économie artisanale commençait à céder le pas à l’industrie mécanique. Ainsi, « les principes établis de la loi, de la coutume et de la politique publique hérités du dix-huitième siècle ont […] prescrit et prescrivent encore que toute richesse matérielle est, à juste titre, vouée à être détenue en propriété privée et que son usage doit être uniquement soumis à l’entière discrétion du propriétaire légalement désigné » 517 [1919d, p. 58].

Comme nous l’avons relevé à plusieurs reprises 518 , les conséquences de cette inadaptation des principes juridiques aux nouvelles conditions techniques et productives sont, pour Veblen, d’une importance capitale. Il n’est donc pas nécessaire d’y revenir, si ce n’est pour en souligner le caractère imprévisible. Selon notre auteur, la spécificité des sociétés capitalistes du début du XXe siècle tiendrait à une combinaison particulière de deux « logiques institutionnelles » majeures, l’une industrielle et l’autre pécuniaire. Or, d’après lui, « à n’en point douter, les conséquences ultérieures de toutes les grandes inventions mécaniques n’ont, en général, été ni prévues ni voulues dans l’élaboration de celles-ci. Les conséquences les plus importantes, de nature institutionnelle en particulier, ont été imposées par les inventions, plutôt que délibérément conçues par les inventeurs » 519 [1914, p. 317n.]. Si les implications institutionnelles du machinisme n’ont, pour l’essentiel, pas été prévues, alors les conséquences de la conjugaison de cette « logique du processus de la machine », d’une part, et de la « logique pécuniaire » dont relèvent les principes du droit de propriété, d’autre part, étaient nécessairement imprévisibles [1914, pp. 226, 318]. Selon Veblen, la principale incidence de cette combinaison de logiques institutionnelles aurait été l’émergence de la grande entreprise d’affaires qui incarnerait, à elle seule, l’incohérence et l’instabilité du « complexe culturel » des sociétés capitalistes modernes.

En définitive, la façon dont notre auteur rend compte du passage de « l’ère artisanale » au capitalisme moderne montre bien, de nouveau, que sa conception du changement institutionnel ne consiste pas simplement en une adaptation plus ou moins lente du « schème culturel » à l’évolution des « arts industriels ». La force d’inertie externe de certaines « logiques institutionnelles » est susceptible de provoquer d’importantes conséquences imprévisibles sur le « complexe culturel » des sociétés. De façon générale, il apparaît au terme de cette première section que Veblen a réussi à développer une analyse endogène des changements institutionnels majeurs qui surviennent dans l’évolution d’une société, en mettant en avant les propriétés dynamiques des instincts et des institutions. Cependant, nous avons jusqu’alors négligé une question importante : dans quelle mesure une action spécifique répondant à la volonté délibérée d’un individu ou d’un groupe d’individus peut-elle, selon Veblen, influer sur le cours de l’évolution institutionnelle d’une société ?

Notes
512.

« The new order of things has arisen out of the past by a change in degree carried so far as to result in an effectual change in kind . […] In so speaking of a ‘New Order of Things’ there is no intention to imply that the new is divided from the old by a catastrophic break of continuity. […] It is an instance of cumulative growth, which has now passed a critical point of such a nature as to give rise to a new situation which differs effectually from what went before ».

513.

« Property set out with being booty held as trophies of the successful raid ».

514.

« Wealth is now itself intrinsically honourable and confers honour on its possessor ».

515.

« The growth of institutions has shifted from the footing of prowess to that of prescriptive ownership. So soon as this shift has securely been made, the development of trade, industry and a technological system has come into the foreground, and these habitual interests have then reacted on the character of the institutions in force, thereby accelerating the growth of conditions favourable to their own further advance. […] So the sense of workmanship and its associated sentiments again come, by insensible degrees, to take the first place among the factors that determine the run of habituation and therefore the character of the resulting culture ».

516.

Ann Jennings & William Waller [1994 ; 1995] interprètent le concept veblenien de culture comme « un processus herméneutique en développement ». Leur démarche n’est pas uniquement interprétative, mais consiste à reformuler et amender librement les thèses de Veblen, aux fins de leur propre théorie de l’évolution culturelle. De fait, s’ils jettent un regard intéressant sur un aspect important de la théorie veblenienne du changement institutionnel, ils ne donnent pas une représentation générale de celle-ci. En particulier, le concept d’instinct est totalement absent de leur interprétation.

517.

« The settled principles of law and usage and public policy handed down from the eighteenth century have […] decided, and continue to decide, that all material wealth is, rightly, to be held in private ownership, and is to be made use of only subject to the unhampered discretion of the legally rightful owner ».

518.

Cf. supra chap. 1, 4.3. ; chap. 3, 2.2.1. ; chap. 6, 2.2.3.

519.

« Doubtless […] the ulterior consequences of any one of the greater mechanical inventions have in the main been neither foreseen nor intended in the designing of them. The more serious consequences, especially such as have an institutional bearing, have been enforced by the inventions rather than designed by the inventors ».