2.1.1. Les actions délibérées (individuelles et collectives) : les implications de la théorie veblenienne des comportements humains

Veblen a très souvent été critiqué pour le manque d’attention qu’il aurait porté aux actions délibérées de l’être humain, qu’elles soient individuelles ou collectives. Plus précisément, il lui a fréquemment été reproché d’avoir surestimé le poids des déterminants culturels et / ou biologiques dans sa conception du comportement humain et d’avoir, par là même, négligé le libre-arbitre des individus et leur capacité à se coordonner consciemment et intentionnellement dans le cadre d’une action collective. Par exemple, Murray G. Murphey [1990, pp. xl-xli] affirme, de façon caractéristique, que « les individus ne sont [dans l’analyse veblenienne] que des combinaisons particulières d’instincts et d’habitudes, leur comportement étant expliqué par leur double héritage. Aucun rôle significatif n’est reconnu à la liberté humaine, si tant est qu’une telle notion y soit présente. Une explication causale de l’évolution sociale est pour Veblen une explication en termes d’instincts et d’habitudes du groupe ». Il n’est évidemment pas dans notre intention de contester l’importance du rôle des instincts et des habitudes de la population dans l’analyse veblenienne des comportements humains et de la dynamique socio-économique. En revanche, on peut se demander dans quelle mesure le fait de représenter l’homme comme un être d’instincts et d’habitudes revient à nier sa liberté.

De fait, la thèse selon laquelle Veblen aurait dénié tout libre-arbitre à l’individu est contredite par des assertions telles que celle-ci : « la relation de raison suffisante intervient de façon très importante dans la conduite humaine. C’est cette faculté de prévoyance et de discernement qui la distingue du comportement animal » 520 [1909, p. 238]. Deux raisons au moins peuvent expliquer cette contradiction : soit notre auteur a mis, d’une façon ou d’une autre, ses propres affirmations en défaut, soit sa théorie des comportements humains a été fréquemment mal comprise. Selon nous, l’une et l’autre ont leur part d’explication. D’une part, Veblen a traité de façon superficielle du rôle des actions délibérées dans la formation d’une nouvelle « logique institutionnelle » dans une société (cf. infra 2.2.2. dans ce chapitre). Le caractère insatisfaisant de son analyse en la matière a pu laisser à penser qu’il rejetait l’idée même que les individus fussent capables de comportements intentionnels et réfléchis. D’autre part, les concepts d’instinct et d’habitude, sur lesquels repose sa théorie des comportements humains, ont souvent été interprétés comme s’opposant aux notions de libre-arbitre et d’actions délibérées. Or, cette lecture est manifestement erronée. En effet, comme nous l’avons noté précédemment 521 , Veblen affirme que non seulement les instincts et les habitudes ne sont pas contraires à l’exercice des facultés délibératives de l’être humain, mais qu’ils en sont une condition nécessaire.

Par ailleurs, le « contrôle social » que le système institutionnel d’une société exerce sur l’expression des instincts et sur la formation des habitudes de l’individu ne font pas de celui-ci un simple « jouet » des forces culturelles. Au contraire, Veblen [1909, p. 243] déclare que l’individu ne peut être absent d’une analyse « génétique » de l’évolution institutionnelle : « la croissance et les mutations de la structure institutionnelle sont un produit de la conduite des membres individuels du groupe, puisque les institutions naissent de l’expérience des individus, à travers leur habituation. C’est dans cette même expérience que ces institutions agissent pour orienter et définir les buts de la conduite. C’est, bien entendu, aux individus que le système des institutions impose ces normes, idéaux et canons de conduite conventionnels qui constituent le schème de vie de la communauté. L’investigation scientifique dans ce domaine doit donc traiter de la conduite individuelle et formuler ses résultats théoriques en termes de conduite individuelle. Toutefois, une telle investigation ne peut satisfaire aux fins d’une théorie génétique que si et dans la mesure où elle s’intéresse à cette conduite individuelle en tant qu’elle importe dans l’habituation et donc dans le changement (ou la stabilité) de la structure institutionnelle, d’une part, et en tant qu’elle est stimulée et orientée par les conceptions institutionnelles et les idéaux répandus, d’autre part » 522 . Comme l’ont relevé Samuels [1990a, pp. xxiv-xxv], Bush [1999, pp. 141-142] et Hodgson [2002d ; 2004a, pp. 176-179], cette longue citation atteste de la volonté de Veblen de dépasser l’alternative « individualisme méthodologique versus collectivisme méthodologique ». De fait, notre auteur affirme clairement, dans cet extrait, que les phénomènes socio-économiques ne peuvent être expliqués uniquement en termes d’individus, ni, a contrario, exclusivement en termes de catégories collectives (institutions, « logique institutionnelle », « schème culturel », etc.). Si le « complexe culturel » influe sur le comportement humain, les institutions qui composent la matrice institutionnelle résultent elles-mêmes de comportements individuels.

C’est, plus précisément, la notion d’« habituation » qui permet à Veblen d’ouvrir une via media entre l’individualisme et le collectivisme méthodologiques [Kilpinen, 1998, pp. 40-41 ; Hodgson, 2004a, pp. 186-188 ; 2004b]. D’une part, le « complexe culturel » d’une société influence le comportement des individus (i.e. stimule, contraint et oriente leurs actions et leurs pensées) non pas directement, mais en intervenant dans le processus de formation des habitudes de chacun d’entre eux. D’autre part, c’est en développant de nouvelles habitudes que les membres d’une société sont susceptibles d’infléchir sa trajectoire institutionnelle, leur formation résultant d’un processus d’interaction entre les instincts des individus, leur environnement matériel et culturel et leurs facultés délibératives. Grâce à la notion d’« habituation », Veblen réussit donc à dépasser l’alternative traditionnelle entre les explications strictement individualistes des faits sociaux et les conceptions strictement culturalistes de l’individu. Enfin, non seulement sa théorie des comportements humains est à même d’analyser le rôle des actions individuelles délibérées dans l’évolution institutionnelle d’une société, mais elle permet également de traiter des actions collectives. Telles que les conçoit Veblen, les institutions sont une condition sine qua non de la coordination consciente et intentionnelle des individus et, partant, de toute action collective. En effet, comme nous l’avons relevé précédemment (supra chap. 6, 1.2.2.), les institutions, en tant qu’elles sont des modèles mentaux partagés par un ensemble d’individus dans une société et à une époque données, sont indispensables à la communication et donc à la coordination interpersonnelles. Leur capacité à fonder une action collective est d’autant plus forte qu’elles sont à même de normaliser les comportements au sein d’un groupe d’individus, en fixant les bornes d’un champ d’action communément acceptable et en engageant les individus à se conformer aux objectifs qu’ils ont précédemment définis.

Notes
520.

« The relation of sufficient reason enters very substantially into human conduct. It is this element of discriminating forethought that distinguishes human conduct from brute behavior ».

521.

Cf. supra chap. 5, 1.1.4. et 2.3. ; chap. 6, 1.1.2.

522.

« The growth and mutations of the institutional fabric are an outcome of the conduct of the individual members of the group, since it is out of the experience of the individuals, through the habituation of individuals, that institutions arise ; and it is in this same experience that these institutions act to direct and define the aims and end of conduct. It is, of course, on individuals that the system of institutions imposes those conventional standards, ideals, and canons of conduct that make up the community’s scheme of life. Scientific inquiry in this field, therefore, must deal with individual conduct and must formulate its theoretical results in terms of individual conduct. But such an inquiry can serve the purposes of a genetic theory only if and in so far as this individual conduct is attended to in those respects in which it counts toward habituation, and so toward change (or stability) of the institutional fabric, on the one hand, and in those respects in which it is prompted and guided by the received institutional conceptions and ideals on the other hand ».