2.1.2. L’intégration des comportements délibérés dans une théorie non téléologique du changement institutionnel

Nous venons de montrer que la théorie des comportements humains élaborée par Veblen lui permet de prendre en compte le rôle des actions délibérées, qu’elles soient individuelles ou collectives, dans l’évolution institutionnelle d’une société. Il faut se demander à présent dans quelle mesure ces actions peuvent être théoriquement intégrées dans son approche non téléologique du changement institutionnel. Autrement dit, le fait de concevoir les mutations institutionnelles majeures qui surviennent dans une société comme des effets émergents, ou plus simplement des conséquences imprévisibles de la dynamique institutionnelle, s’oppose-t-il, de fait, à l’intégration des actions délibérées dans l’analyse ?

John Rogers Commons, l’un des principaux fondateurs de l’institutionnalisme, est l’un des premiers à avoir répondu à cette question par l’affirmative. Dans Legal Foundations of Capitalism, ilreproche à Veblen d’avoir cherché à développer une théorie de l’évolution institutionnelle expurgée de toute volonté humaine [Commons, 1924, p. 376]. Cette démarche traduirait, selon lui, une transposition mal fondée du darwinisme dans le champ des sciences sociales. En appliquant le principe darwinien de « sélection naturelle aveugle » à l’évolution socio-économique, Veblen aurait négligé la spécificité des sciences sociales relativement aux sciences naturelles et physiques. Pour Commons, la prise en compte de la volition dans l’analyse des phénomènes économiques supposerait de substituer à ce principe une autre notion darwinienne, celle de « sélection artificielle » 523 . Commons [1934] prolonge cette critique dans Institutional Economics, en soutenant que Veblen aurait mis en défaut ses propres conceptions méthodologiques, à travers son concept d’instinct. Il affirme ainsi : « Veblen est donc contraint d’introduire l’intentionnalité [‘purpose’] dans son instinct du travail bien fait et, par là même, de substituer la sélection ‘artificielle’ de Darwin à la sélection ‘naturelle’ du même Darwin » [Commons, 1934, p. 661]. D’après Commons, l’approche non téléologique du changement institutionnel de Veblen serait donc incompatible avec la prise en compte dans son analyse, de quelque action délibérée que ce soit. Ainsi, ce n’est que par des entorses à sa conception de l’évolution socio-économique comme processus « aveugle », qu’il aurait été capable de traiter des actions délibérées de l’être humain.

Un autre économiste institutionnaliste de premier plan, John Fagg Foster, a lui aussi reproché à Veblen son incapacité à intégrer les comportements délibérés des individus dans son approche non téléologique du changement institutionnel. Comme le souligne l’un de ses anciens étudiants, Marc R. Tool [2000, p. 25], « Foster soutient de façon inflexible que, quoique la plupart des comportements soient effectivement habituels […], les habitudes ne sont pas la source des changements dans les habitudes. Les institutions émergent uniquement en tant que choix. Veblen se trompe, affirme Foster, quand il prétend que ‘les institutions sont un produit de l’habitude’ ». On notera, tout d’abord, que la critique de J. Fagg Foster repose sur une interprétation erronée de la conception veblenienne des habitudes. Elle suppose, en effet, que celles-ci sont des comportements répétés, là où Veblen affirme, à la suite de C. S. Peirce et W. James, qu’elles sont des propensions acquisesà se comporter d’une certaine façon dans certaines circonstances (cf. supra chap. 6, 1.1.). Selon Foster [cité par Tool, 2000, p. 56], « l’habitude … est quelque chose que l’on fait assez fréquemment pour le faire sans calcul ». Il s’ensuit que la formation des habitudes est toujours, pour lui, un processus inconscient qui se distingue, par nature, du choix délibéré. Or, comme nous l’avons déjà souligné, Veblen, pour sa part, n’oppose pas l’« habituation » à l’exercice des facultés délibératives de l’être humain.

Au-delà de leurs caractéristiques propres, la critique de Commons et celle de Foster se rejoignent sur un point essentiel. De fait, l’un et l’autre reprochent à Veblen d’avoir appliqué sans restriction le principe de causalité cumulative aux comportements humains et d’avoir, par là même, négligé la spécificité des phénomènes sociaux 524 . Selon eux, la prise en compte des actions délibérées dans l’analyse du changement institutionnel exige de suspendre l’application de ce principe. Or, cette critique est mal fondée 525 . En effet, le principe de causalité cumulative, qui sous-tend la méthode « génétique » de Veblen, n’implique pas une négation de l’intentionnalité humaine, mais simplement que celle-ci puisse elle-même être expliquée en termes causals (cf. supra chap. 4, 2.2.2.). Le fait que la volonté humaine ne puisse être considérée comme une « cause non causée » n’est pas incompatible avec l’idée que les individus font des choix, suivent des comportements délibérés et sont capables d’infléchir intentionnellement le cours de l’évolution institutionnelle [Hodgson, 2002a ; 2004a, pp. 153-157].

Pour Veblen, le caractère indéterminé et imprévisible des changements institutionnels majeurs qui surviennent dans une société ne tient pas à ce que les hommes seraient incapables de comportements délibérés, mais à ce que ceux-ci répondent à des mobiles dont certains sont contradictoires. Ainsi, le comportement de tout individu peut répondre à des penchants opposés, comme les instincts du travail bien fait et de sympathie sociale, d’un côté, et ceux de rivalité, de l’autre. De plus, un même individu peut développer différentes habitudes sous l’influence de « logiques institutionnelles » discordantes, telles que la « logique du processus de la machine », d’une part, et la « logique pécuniaire », d’autre part. Dès lors, il est toujours impossible de prédire de façon certaine, quelle motivation l’emportera dans le comportement d’un individu. Il est, a fortiori, impossible d’affirmer de façon catégorique qu’un groupe d’individus en viendra à se coordonner dans le cadre d’une action collective déterminée, jusqu’à provoquer, le cas échéant, un changement institutionnel majeur dans la société 526 . De façon générale, on ne saurait prévoir assurément comment les membres d’une société répondront, de façon individuelle et collective, aux circonstances sans cesse changeantes de leur environnement matériel, technique et culturel.

Au total, l’appareil méthodologique et analytique de Veblen lui permet d’intégrer le rôle des actions délibérées, qu’elles soient individuelles ou collectives, dans sa théorie non téléologique du changement institutionnel. Comme nous l’avons déjà noté (supra chap. 4, 1.1.2.), Veblen [1897b, p. 469] reprochait, d’ailleurs, aux tenants du matérialisme historique de nier « que la volonté et les efforts des hommes visant un meilleur ajustement puissent fournir [la] force [motrice du développement social] ». Nous allons considérer à présent la façon dont il a lui-même traité du rôle des actions délibérées dans sa propre analyse du changement institutionnel.

Notes
523.

Hodgson [2002a, pp. 266-268 ; 2003c, pp. 559-564 ; 2004a, pp. 295-299] développe une critique générale de la thèse commonsienne selon laquelle la « sélection artificielle » s’opposerait, dans une perspective darwinienne, à la « sélection naturelle ».

524.

Voir à cet égard la citation de Foster donnée par Tool [2000, p. 54].

525.

Mitchell [1935, p. 333n.] fut l’un des premiers à avoir critiqué la lecture que faisait Commons de l’analyse veblenienne du changement institutionnel.

526.

Cette thèse est au fondement de la critique que Veblen a développée de la conception marxienne des classes sociales (cf. supra chap. 4, 1.1.2.).