2.2.1. Une analyse pertinente du rôle des actions délibérées dans la dynamique interne et l’inertie externe des « logiques institutionnelles »

Veblen a analysé dans le détail nombre de phases de croissance institutionnelle, dans lesquelles des individus ou des groupes d’individus auraient, selon lui, « exercé une sorte d’orientation sélective sur la croissance des institutions » 527 [1923, p. 20n.]. Rutherford [1984, p. 345] soulignait déjà ce point, lorsqu’il affirmait que « pour l’essentiel, Veblen a effectivement appliqué [les] principes [de l’individualisme méthodologique] à son analyse des comportements au sein d’une logique institutionnelle donnée et développée ». Si Rutherford [1984] n’a pas lui-même approfondi cette thèse, Leathers & Raines [2003, p. 102] l’ont récemment exploitée, en interprétant l’analyse veblenienne des Universités américaines, comme un cas d’étude des processus de changement institutionnel internes à un type d’organisation particulier. Ils montrent, en effet, que Veblen [1918c] conçoit l’évolution du système universitaire américain comme le produit de stratégies individuelles antagoniques, fondées sur des systèmes de valeur, c’est-à-dire des « logiques institutionnelles », opposés. Le cas considéré par Leathers & Raines [2003] illustre bien l’importance que peuvent avoir, pour Veblen, les actions délibérées des individus dans un processus d’évolution spécifique. Cependant, il ne concerne pas la société dans son ensemble, mais un type d’organisation particulier.

L’analyse que Veblen [1915b] fait de l’évolution institutionnelle et industrielle de l’Allemagne impériale au cours du XIXe siècle constitue, pour sa part, une bonne illustration du rôle que peuvent jouer des actions collectives délibérées, dans la dynamique interne et l’inertie externe d’une « logique institutionnelle » donnée, à l’échelle d’une société entière. De façon générale, le but de Veblen [1915b] est de retracer la trajectoire de l’Allemagne, pour comprendre la situation singulière de ce pays à l’aube de la Première Guerre mondiale, une situation caractérisée par la conjugaison d’un système technique des plus modernes et des institutions, politiques notamment, d’un autre temps. Or, selon notre auteur, deux groupes d’individus auraient joué un rôle déterminant dans cette trajectoire : « les capitaines d’industrie allemands » d’une part, et « le pouvoir dynastique » d’autre part. Les premiers auraient importé avec succès les techniques de production mécanique de la Grande-Bretagne [1915b, p. 192-194]. Le pouvoir impérial serait, quant à lui, parvenu à s’adapter efficacement aux avancées techniques, réussissant à tirer parti du développement industriel pour asseoir sa domination. Ainsi, « par une gestion judicieuse des hommes d’État dynastiques qui avaient en charge la direction de la politique et le contrôle de l’appareil administratif, l’accroissement rapide de l’efficacité matérielle de la communauté allemande, dû à l’introduction de l’état des arts industriels moderne, a été mis avec succès au service de l’État, à un degré inégalé dans les autres pays d’Europe occidentale » 528 [1915b, p. 80]. D’après Veblen [1915b, pp. 211-221], les dirigeants de l’Allemagne impériale auraient largement orienté les capacités industrielles de la nation aux fins de leur politique belliqueuse. Ils auraient compris, en effet, que la guerre était le seul moyen pour eux d’accroître leur domination non seulement vis-à-vis de l’extérieur, mais aussi et surtout dans les frontières de leur propre pays. De fait, les hommes d’État allemands devraient principalement leur maintien au pouvoir, au « soutien loyal du sentiment populaire » qu’ils auraient réussi à s’assurer par des « guerres victorieuses » et par « les effets disciplinaires de la préparation guerrière et de l’endoctrinement tourné vers l’arrogance et les ambitions belliqueuses » 529 [1915b, pp. 80-81]. En cultivant un état d’esprit nationaliste dans la population, le pouvoir impérial serait parvenu à entretenir l’allégeance du peuple à son autorité.

Veblen reconnaît donc un rôle déterminant aux actions délibérées des industriels et, plus encore, des hommes d’État allemands dans la trajectoire institutionnelle de l’Allemagne impériale. La dynamique interne de la « logique institutionnelle dynastique et nationaliste » et son inertie externe relativement au développement des conditions matérielles et techniques tiendraient largement à l’habileté avec laquelle les dirigeants allemands auraient mobilisé les différentes composantes du savoir pragmatique en leur possession (cf. supra chap. 1, section 4) : l’art de la guerre, la rhétorique belliqueuse et nationaliste et leur maîtrise des moyens de coercition, tels qu’« un système de surveillance bureaucratique et d’interférence constante dans la vie privée des sujets », « [un] exercice draconien du pouvoir policier et un libre recours aux abus juridiques » 530 [1915b, pp. 80, 215]. L’importance que Veblen accorde aux actions collectives délibérées dans son analyse de la croissance institutionnelle de l’Allemagne ne constitue pas une singularité dans son œuvre. Il s’est, au contraire, attaché à étudier dans le détail les stratégies mises en œuvre par les groupes d’individus occupant une position dominante dans différentes sociétés, en vue de préserver leurs « intérêts établis ». Dans cette perspective, il s’est notamment intéressé aux rapports entre les dirigeants politiques et les milieux d’affaires dans les démocraties industrielles. À cet égard, la principale thèse de Veblen est l’existence d’une collusion entre les gouvernants et les hommes d’affaires, dont l’objectif serait de maintenir les règles d’organisation sociale en vigueur et, en premier lieu, celles régissant la propriété privée. D’après notre auteur, la conduite de la politique dans les démocraties modernes serait essentiellement dictée par les objectifs de profit des milieux d’affaires, non par les besoins du peuple (i.e. « the common man ») 531 [1904a, pp. 284-286 ; 1919b, pp. 403-404 ; 1919d, p. 125 ; 1921, pp. 7, 14-15]. Les moyens de cette action collective conservatrice, au sens où elle viserait un statu quo institutionnel, seraient divers : le recours à la force policière et aux tribunaux [1921, pp. 53-54 ; 1923, p. 410], l’élaboration et la propagation d’une « rhétorique réactionnaire » [1904a, pp. 340-341], la propagande patriotique voire nationaliste, le contrôle des moyens de communication et du système éducatif [1904a, pp. 382-391 ; 1918c ; 1921, pp. 17-18], etc.

Au total, on peut considérer que Veblen a livré une analyse pertinente du rôle des actions délibérées dans la dynamique interne et l’inertie externe des « logiques institutionnelles ». Ses réflexions sur la connaissance pragmatique en général, et sur les modes de légitimation de l’ordre social en particulier, lui fournissaient une base solide pour y parvenir. Comme nous l’avons noté précédemment (cf. supra 1.2.2. dans ce chapitre), la dynamique interne et l’inertie externe d’une « logique institutionnelle » donnée peuvent avoir des conséquences imprévisibles de première importance sur la structure du « complexe culturel » d’une société. Les actions délibérément conservatrices que nous venons d’évoquer peuvent donc générer indirectement des changements institutionnels majeurs dans une société. En revanche, comme nous allons le voir à présent, Veblen n’a pas développé une analyse rigoureuse et aboutie du rôle des actions délibérées dans la formation d’une nouvelle « logique institutionnelle ».

Notes
527.

« Interested parties […] have exercised something of a selective guidance over the growth of institutions ».

528.

« By wise management on the part of the dynastic statesmen who have had the direction of policy and the control of the administrative machinery, the rapidly increasing material efficiency of the German community, due to the introduction of the modern state of the industrial arts, has successfully been turned to the use of the State, in a degree not approached elsewhere in Western Europe ».

529.

« The loyal support of popular sentiment » ; « successful warfare » ; « the disciplinary effects of warlike preparation and indoctrination with warlike arrogance and ambitions ».

530.

« A system of bureaucratic surveillance and unremitting interference in the private life of subjects » ; « [a] drastic exercise of the police power and a free recourse to juridical excesses ».

531.

Comme le montre Leathers [1989], Veblen [1904a] a également jeté les bases d’un concept de « gouvernement de type Léviathan » qui mettrait en œuvre des politiques contraires non seulement aux intérêts du peuple, mais à ceux des hommes d’affaires. En tant qu’il serait mû par des visées belliqueuses, ce type de gouvernement serait, en quelque sorte, le pendant de l’État dynastique dans les régimes démocratiques.