2.2.2. Une analyse superficielle du rôle des actions délibérées dans la formation d’une nouvelle « logique institutionnelle »

Affirmer que Veblen n’a pas traité de façon satisfaisante du rôle des actions délibérées dans l’émergence d’une nouvelle « logique institutionnelle » n’équivaut pas à dire, d’une part, qu’il lui manquait le cadre analytique et méthodologique pour y parvenir ni, d’autre part, qu’il n’accordait que très peu d’importance à ces actions dans son explication du changement institutionnel. Ces deux propositions sont notamment défendues par Rutherford [1984, pp. 346-348]. Celui-ci soutient, tout d’abord, que Veblen n’aurait pas appliqué les mêmes principes méthodologiques dans son analyse des phases de croissance institutionnelle et dans son examen des processus de changement. Plus précisément, sa conception non téléologique du changement institutionnel l’aurait contraint à rejeter totalement les principes de l’individualisme méthodologique dans son explication des mutations majeures survenant dans le « complexe culturel » d’une société. Ainsi que nous l’avons affirmé précédemment (supra 2.1.2. dans ce chapitre), cette interprétation nous semble erronée. Selon nous, l’appareil méthodologique et analytique de Veblen lui permettait de développer une analyse rigoureuse du rôle des actions délibérées dans la formation d’une nouvelle « logique institutionnelle » au sein d’une société. Par ailleurs, Rutherford [1984, p. 347] considère que les actions délibérées des individus n’occupent qu’une place marginale dans l’explication que donne Veblen du changement institutionnel. Or, celui-ci affirme, à plusieurs occasions, qu’un groupe d’individus spécifique a joué un rôle important dans la survenue d’un changement institutionnel majeur dans les sociétés occidentales.

En premier lieu, l’analyse veblenienne de l’émergence du « schème culturel barbare » suppose qu’il existe, dans les « sociétés sauvages », certains individus prédisposés à s’accaparer le surplus économique de la communauté (cf. supra 1.2.1. dans ce chapitre). Ainsi, d’après notre auteur, on trouve généralement dans ces sociétés « une classe sacerdotale rudimentaire » qui réussit à tirer sa subsistance de la communauté « de façon plus ou moins parasitaire » et qui tente de s’approprier le surplus collectif dès lors que celui-ci apparaît [1914, pp. 155-156]. Veblen introduit donc bien dans son raisonnement l’action délibérée d’un groupe d’individus, dont le rôle est loin d’être négligeable puisqu’il conditionne le déclenchement du processus de contamination des instincts du travail bien fait et de sympathie sociale par les instincts de rivalité. Le problème est que son analyse des actions délibérées dans l’émergence de la « logique institutionnelle barbare » reste très superficielle. D’une part, Veblen ne dit rien sur les origines de cette « classe de sorciers » et sur la formation de ses motivations. Comment se fait-il, en particulier, qu’un groupe d’individus développe des penchants opportunistes dans un contexte institutionnel dominé par des relations sociales coopératives ? D’autre part, il n’explique pas pourquoi les autres membres de la société acceptent d’« entretenir » cette classe d’individus. Autrement dit, pour quelles raisons les pratiques opportunistes s’avèrent-elles payantes ? Enfin, Veblen n’analyse pas véritablement la réaction des autres membres de la communauté face aux tentatives d’accaparement du surplus par la classe sacerdotale. Pourquoi, en particulier, une action collective délibérée visant à maintenir les règles d’organisation sociale en vigueur ne répond-elle pas à la stratégie d’appropriation de la classe des prêtres ? De ce point de vue, l’hypothèse de « contamination » des instincts du travail bien fait et de sympathie sociale par les instincts de rivalité ne va pas de soi et aurait mérité d’être mieux justifiée.

En second lieu, Veblen affirme qu’une classe d’« hommes sans maître » aurait joué un rôle déterminant dans l’effondrement des structures féodales des sociétés occidentales [1923, p. 45]. Elle aurait, selon lui, largement concouru à l’évolution des critères de distinction sociale en usage, qui aurait permis l’émergence du « schème culturel artisanal » (cf. supra 1.2.2. dans ce chapitre). Notre auteur déclare ainsi : « la transition de la phase prédatrice originelle de la culture pécuniaire vers la phase commerciale qui lui a succédée signifie l’émergence d’une classe moyenne suffisamment forte pour remanier les dispositions en vigueur du schème culturel et permettre aux affaires pacifiques (le commerce lucratif) de s’affirmer comme l’intérêt dominant de la communauté » 532 [1914, pp. 184-185]. Veblen soutient donc, là encore, que l’action délibérée d’un groupe d’individus spécifique aurait contribué de façon significative à la survenue d’une mutation institutionnelle majeure dans l’évolution des sociétés occidentales. Cependant, l’analyse qu’il fait de cette action collective et de son rôle dans le processus de changement institutionnel est, de nouveau, très superficielle. Veblen [1914, p. 184] n’explique pas comment cette « classe moyenne » a réussi à s’affirmer entre la « classe supérieure » de l’aristocratie et la « classe inférieure » des travailleurs serviles. Il ne rend pas mieux compte de la stratégie et des moyens d’action mis en œuvre par ces « hommes sans maîtres » pour faire évoluer la structure institutionnelle des « sociétés barbares ».

Ces deux exemples montrent que si Veblen accordait un rôle non négligeable aux actions collectives délibérées dans son explication de l’émergence d’une nouvelle « logique institutionnelle », le traitement qu’il en a donné n’est pas satisfaisant. La faiblesse de cette partie de sa théorie du changement institutionnel ne dérive pas de ses principes méthodologiques, mais uniquement du caractère superficiel de son analyse de cette question. Il est vrai que Veblen tente parfois de jeter les bases d’une intégration théorique plus rigoureuse du rôle des actions délibérées dans le processus de changement institutionnel d’une société, comme en atteste, par exemple, la citation suivante : « les changements qui transforment la face de la vie nationale ont de petits commencements. En remontant à l’origine du processus, on trouve généralement un acte remarquable d’un petit groupe de personnes qui se distingue et qui sera, par la suite, salué pour sa perspicacité et son initiative, dans le cas où le mouvement aura été une réussite. S’il s’avère que celui-ci échoue à s’attirer l’approbation et à produire ses effets, leurs porte-parole se révèleront avoir été les auteurs, peut-être insensés, d’un projet fantasque. […] S’il s’avère que la nouvelle idée réussit à gagner l’adhésion des individus qui exercent une autorité ou qui occupent une position suscitant la déférence du peuple, son succès sera grandement facilité par l’imitation et peut-être par la contrainte. Elle peut, dès lors, assez rapidement devenir une évidence du sens commun » 533 [1915b, pp. 58-59]. Ce genre d’affirmations ne doit pas, cependant, laisser à penser que Veblen en serait venu à développer une analyse aboutie du rôle des actions collectives délibérées dans la formation d’une nouvelle « logique institutionnelle ». Cette limite de son analyse est présente, de façon constante, tout au long de son œuvre.

Notes
532.

« The transition from the original predatory phase of the pecuniary culture to the succeeding commercial phase signifies the emergence of a middle class in such force as presently to recast the working arrangements of the cultural scheme and make peaceable business (gainful traffic) the ruling interest of the community ».

533.

« The changes that alter the face of national life have small beginnings  ; the traceable initial process having commonly set in with some overt act on the part of a small and distinctive group of persons, who will then presently be credited with insight and initiative in case the move proves itself by success. Should the movement fail of acceptance and consequent effect, these spokesmen of its propaganda would then prove to have been fanciful project-makers, perhaps of unsound mind. […] Should the new idea also come to have the countenance of those in authority or in a position to claim popular deference, its vogue will be greatly helped out by imitation, and perhaps by compulsory observance, and so it may in a relatively short time become a matter of course and of common sense ».