Chapitre 8. Du changement institutionnel au progrès socio-économique : l’héritage veblenien dans la pensée institutionnaliste contemporaine

Veblen est demeuré une référence majeure de l’institutionnalisme historique, depuis la constitution de ce mouvement au lendemain de la Première Guerre mondiale [Hamilton, 1919] (cf. supra Introduction générale 1.). L’objet principal de ce dernier chapitre est d’évaluer la nature de son héritage dans la pensée institutionnaliste contemporaine. Un facteur d’explication essentiel dans cette entreprise est l’interprétation, très discutable pensons-nous, que Clarence E. Ayres a donnée de la pensée veblenienne. En effet, Ayres est indubitablement celui qui a exercé l’influence la plus forte sur l’orientation du mouvement institutionnaliste ces soixante dernières années 534 . Sa lecture de l’œuvre de Veblen met l’accent sur un aspect que nous n’avons, jusqu’à présent, considéré que de façon marginale, à savoir sa composante normative.

Selon nous, si Veblen a bien développé une analyse normative, il la distinguait de sa contribution positive ou scientifique dont nous avons proposé une interprétation dans les précédents chapitres de notre travail. En effet, les conceptions épistémologiques de notre auteur le conduisent à affirmer clairement que la science n’a pas vocation à formuler des jugements de valeur. Dès lors, en supposant qu’il est conséquent avec ses principes épistémologiques, ce dont rien ne permet véritablement de douter, on doit admettre qu’il ne considère pas ses propres énoncés normatifs comme relevant du domaine de la science. Bien qu’il la juge comme secondaire par rapport à sa contribution positive, Veblen jette les bases d’une analyse normative du progrès socio-économique qui prend principalement appui sur ses conceptions gnoséologiques (section 1).

L’interprétation ayresienne s’oppose radicalement à cette lecture, à la fois quant au statut de l’analyse normative de Veblen et quant à son contenu. De fait, Ayres attribue largement à Veblen ses propres conceptions : la finalité de la science est normative et le progrès socio-économique peut être interprété dans les termes d’une « dichotomie » entre la « technologie » et les « institutions ». Bien qu’elle rompe substantiellement avec le projet scientifique de Veblen, cette approche a, de façon générale, été adoptée par nombre d’économistes institutionnalistes. Cependant, la « dichotomie » ayresienne a été reformulée en des termes qui se sont avérés beaucoup plus conformes à la conception veblenienne du progrès socio-économique. En outre et surtout, l’idée selon laquelle l’institutionnalisme devrait principalement viser à l’élaboration d’une théorie normative de la valeur a été elle-même contestée par certains acteurs du mouvement. Cette remise en cause du projet ayresien est cruciale en vue d’une réorientation de l’institutionnalisme dans la perspective veblenienne de l’élaboration d’une science économique « évolutionniste » (section 2).

Notes
534.

La première édition du plus célèbre ouvrage d’Ayres, The Theory of Economic Progress, date de 1944.