1.1.1. Une revue critique de la littérature

Veblen formule tout au long de son œuvre un certain nombre de jugements de valeur tels que celui-ci, fréquemment cité dans la littérature secondaire : « les exemples de triomphe d’institutions imbéciles sur la vie et la culture sont historiquement plus fréquents et plus spectaculaires que les cas dans lesquels des peuples ont réussi, par la force de leur perspicacité instinctive, à se sortir d’une situation institutionnelle désespérément précaire, comme celle à laquelle font face actuellement (1913) les peuples du monde chrétien » 535 [1914, p. 25] 536 . Le statut de ces propositions normatives pose question dans la mesure où notre auteur répète sans cesse que son but n’est pas de porter un jugement de valeur sur les phénomènes qu’il analyse. En effet, comme nous l’avons déjà noté (supra chap. 2, 2.2.3.), il estime que « la science ne crée rien d’autre que des théories. Elle ne sait rien de la politique ou de l’utilité, du mieux ou du pire » 537 [1906a, p. 19] 538 .

La coexistence dans l’œuvre de Veblen d’affirmations exprimant un jugement de valeur et d’autres revendiquant l’impartialité comme gage de scientificité, a donné lieu à différentes lectures. Paul Dale Bush [1999, pp. 127-128] les regroupe en trois principales approches. Certains auteurs ont simplement ignoré les jugements de valeur formulés par Veblen [Seckler, 1975] ou considéré que ses déclarations d’impartialité suffisaient à leur ôter toute charge normative [Gordon, 1984, pp. 381-382]. Cette voie d’interprétation n’est pas satisfaisante puisqu’elle néglige le fait que Veblen a fréquemment formulé des énoncés normatifs dans ses écrits. D’autres commentateurs, tels John Cummings [1899] dans son compte-rendu de The Theory of the Leisure Class [1899a], David Riesman [1953, pp. 46-47] ou Dorothy Ross [1991, p. 213], estiment que Veblen aurait été incapable de se plier à ses principes épistémologiques. Autrement dit, bien qu’il considérât sincèrement que les hommes de science devaient restés impartiaux, lui-même n’aurait pas résisté à la tentation d’exposer ses propres jugements de valeur. Ainsi, Ross [1991, p. 213] affirme que « chez Veblen, le mécaniste dur [‘the hard-boiled mechanist’] n’a jamais complètement dominé l’idéaliste humaniste ». Comme le souligne Bush [1999, p. 146], cette interprétation fait peu de cas de la « puissance intellectuelle » de Veblen. Sans verser dans l’hagiographie, il est difficile d’imaginer que notre auteur ait, tout long de son œuvre, été incapable de se conformer à ses propres positions épistémologiques. Compte tenu des insuffisances de ces deux approches, Bush [1999] affirme la nécessité de se ranger à une troisième thèse développée notamment par Clarence E. Ayres [1951 ; 1958], John Fagg Foster (un doctorant d’Ayres), Louis J. Junker [1979], Bush [1981] lui-même et Marc R. Tool [1993b ; 1998], trois élèves de Foster. D’après ces auteurs, Veblen pensait que la science avait pour finalité de produire des énoncés normatifs et donc de formuler des jugements de valeur. Ses déclarations d’impartialité scientifique seraient ironiques et procèderaient d’un « stratagème rhétorique » pour tourner ses détracteurs en dérision et les renvoyer à leurs propres contradictions [Bush, 1999, pp. 128, 146-147]. Ainsi, loin de promouvoir la neutralité axiologique de la science, Veblen aurait adopté « une méthodologie normative » qui « anticipe les théories de l’enquête et de l’évaluation instrumentale de John Dewey et est totalement cohérente avec elles » [Bush, 1999, p. 127].

Cette troisième voie d’interprétation ne nous semble pas convaincante. D’une part, l’argument de l’ironie nous paraît très insuffisant pour traiter d’une question aussi fondamentale que celle du statut de la science. Sans nier que Veblen ait souvent fait usage de ce procédé rhétorique, en faire l’argument principal pour justifier une thèse aussi forte que celle soutenue par Bush [1999] n’est pas satisfaisant et ouvre la voie à une possible remise en cause de toutes les affirmations de notre auteur. Comme le souligne à juste titre Geoffrey M. Hodgson [2004a, pp. 397-398], « si l’argument selon lequel Veblen était ironique est utilisé de façon trop imprudente, alors on en viendra à considérer que rien de ce qu’il a écrit n’était vraiment sérieux. […] Si nous ne prenons pas ce qu’il disait au sérieux, au motif d’une possible ironie ou pour toute autre raison, alors nous risquons d’abandonner son héritage ». D’autre part, l’argumentation développée par Bush [1999] repose en partie sur une erreur de logique. Selon lui, en effet, si l’on souscrit à l’idée que Veblen a délibérément exprimé des jugements de valeur dans ses écrits, alors on doit admettre qu’il considérait ces énoncés normatifs comme scientifiques, voire qu’ils étaient, à ses yeux, la finalité même de la science. Or, on peut reconnaître que « le Veblen normatif est réel » sans pour autant en conclure qu’il adhère à une « épistémologie normative [‘normative methodology’] » [Bush, 1999, pp. 127-128]. L’« erreur » de Bush et, plus généralement, de nombreux commentateurs est de penser qu’il existe une incohérence logique entre le fait que Veblen exprime des jugements de valeur et le fait qu’il déclare que les théories scientifiques ne doivent pas porter de tels jugements. Or, affirmer que « telle institution est ‘imbécile’ » n’est pas contradictoire avec l’assertion selon laquelle « la science ne doit pas formuler de jugements de valeur ». La conjugaison de ces deux propositions implique simplement que la première n’est pas scientifique.

Notes
535.

« History records more frequent and more spectacular instances of the triumph of imbecile institutions over life and culture than of peoples who have by force of instinctive insight saved themselves alive out of a desperately precarious institutional situation, such as now (1913) faces the peoples of Christendom ».

536.

Sheehan & Tilman [1992, p. 207 note 12] extraient de The Theory of the Leisure Class [1899a] un grand nombre d’assertions ou de notions exprimant un jugement de valeur. Pour des exemples semblables dans d’autres ouvrages de Veblen, voir, entre autres, [1904a, p. 106 ; 1914, p. 49 ; 1915b, p. 326 ; 1918c, p. 24 ; 1921, p. 46 ; 1923, p. 441].

537.

« Science creates nothing but theories. It knows nothing of policy or utility, of better or worse ».

538.

Voir aussi [1908a, p. 189n. ; 1918c, pp. 20, 132].