1.1.2. Les insuffisances de la segmentation veblenienne des composantes scientifique et normative

Notre interprétation est que Veblen a délibérément formulé des jugements de valeur, tout en ayant conscience que ceux-ci n’étaient pas scientifiques, au sens où ils ne satisfaisaient pas à ses propres critères de scientificité. Elle revient à dire qu’il existe dans son œuvre deux composantes, l’une positive ou scientifique et l’autre normative, qu’il considérait lui-même de façon distincte, c’est-à-dire qu’il situait à des niveaux différents. Comme nous l’avons déjà noté (supra chap. 2, 2.2.3.), cette lecture est cohérente avec l’interprétation de Rick Tilman [1995, p. 246] 539 . Elle est également conforme à la thèse de Geoffrey M. Hodgson [2004a, pp. 395-398] selon laquelle Veblen considérait que « l’analyse et l’explication [scientifiques] devaient avoir la priorité sur les déclarations morales ».

Le véritable problème que posent les écrits de Veblen est qu’il n’indique pas clairement de quelle composante relève chacune de ses assertions. Il se plaît au contraire à ponctuer son analyse scientifique de jugements de valeur qui ressortissent au domaine normatif. La difficulté qu’a le lecteur à tracer une frontière entre les différentes composantes de son œuvre est d’autant plus grande qu’il utilise bien souvent les mêmes termes à des fins scientifiques et dans un but normatif. Il s’en justifie, en partie, en affirmant que l’objet des sciences sociales est largement constitué de jugements de valeur. En effet, pour expliquer le comportement humain, les scientifiques doivent comprendre les motivations des individus et la signification que ceux-ci donnent à leur action (cf. le quatrième principe de la méthode « génétique » supra chap. 4, 2.2.2.). Il s’ensuit que tout scientifique devrait accorder une importance de premier plan aux jugements de valeur des membres de la société qu’il étudie. Dès lors, il est indispensable, selon Veblen, de mobiliser des notions ayant une charge normative, comme le « gaspillage », la « consommation ostentatoire », les « comparaisons dégradantes », le « sabotage », le « bien commun » et autres, dans le cadre d’une analyse scientifique des faits sociaux. Cette idée est au cœur de sa réponse à la critique de Cummings [1899] qui lui reproche d’avoir abondamment fait usage d’une « terminologie éthique » dans The Theory of the Leisure Class, qui se voulait une étude scientifique. Veblen[1899d, pp. 30-31] répond ainsi : « tant dans leur discours que dans leur pensée, les hommes prennent constamment et nécessairement une attitude d’approbation ou de désapprobation envers les faits institutionnels dont ils parlent. En effet, c’est à travers une telle approbation ou désapprobation de tous les jours, que n’importe quelle caractéristique de la structure institutionnelle est soutenue ou modifiée. On ne peut que regretter qu’un scientifique avisé soit incapable de considérer ces catégories de pensée populaire sous un jour impartial, car ces catégories, avec toute la force morale dont elles sont chargées, représentent la force motrice du développement culturel. Renoncer à les utiliser dans une analyse génétique de ce développement, c’est se priver des faits essentiels du problème. […] Beaucoup de personnes peuvent trouver qu’il est difficile de se défaire du point de vue moral ou politique duquel ces catégories sont habituellement employées, et de les aborder du point de vue du seul intérêt scientifique. Néanmoins, cette difficulté n’annule pas la nécessité scientifique » 540 .

Cette réponse de Veblen à la critique de Cummings [1899] mérite d’être prise au sérieux. En effet, l’approche « compréhensive » des faits sociaux (au sens wébérien du terme) qu’implique la méthode « génétique » de Veblen justifie qu’il utilise dans son analyse scientifique des notions impliquant un jugement de valeur, sans que lui-même leur donne un contenu normatif. Toutefois, cette réponse n’est que partielle. Notre auteur ne dit pas dans cette citation, qu’il emploie aussi les termes « gaspillage », « consommation ostentatoire », « comparaison dégradante », « sabotage », « bien commun », pour servir son propos normatif. Par conséquent, si, comme le relève Dorothy Ross [1991, p. 213], « Veblen était déçu que la plupart des critiques ait lu The Theory of the Leisure Class comme une satire », la responsabilité de cette incompréhension lui incombe largement. L’ambiguïté constante dont il fait preuve dans l’emploi, scientifique ou normatif, des termes mentionnés précédemment l’explique en grande partie. Cependant, ses insuffisances en la matière ne doivent pas être prétexte à conclure que Veblen situait ses jugements de fait et ses jugements de valeur sur un même plan. Ce serait, en effet, contredire nombre de ses affirmations.

Notes
539.

Dans la mesure où elle ne concerne pas notre objet immédiat, nous négligeons ici la composante prospective que Tilman a identifiée dans l’œuvre de Veblen.

540.

« In their discourse and in their thinking, men constantly and necessarily take an attitude of approval or disapproval toward the institutional facts of which they speak, for it is through such everyday approval or disapproval that any feature of the institutional structure is upheld or altered. It is only to be regretted that a trained scientist should be unable to view these categories of popular thought in a dispassionate light, for these categories, with all the moral force with which they are charged, designate the motive force of cultural development, and to forgo their use in a genetic handling of this development means avoidance of the substantial facts with which the discussion is concerned. […] Many persons may find it difficult to divest themselves of the point of view of morality or policy, from which these categories are habitually employed, and to take them up from the point of view of the scientific interest simply. But this difficulty does not set the scientific necessity aside ».