1.1.3. Jugements de fait et jugements de valeur : une distinction affirmée

Dans « Industrial and Pecuniary Employments », Veblen note [1901, pp. 301-302n.] : « notre intention présente n’est pas de déprécier les services rendus à la communauté par le capitaine d’industrie dans sa gestion des affaires. […] Il est bien possible que le commerce pécuniaire que nous appelons les affaires soit la méthode la plus efficace pour conduire la politique industrielle de la communauté, non seulement la plus efficace qui ait été conçue, mais peut-être la meilleure qui puisse être imaginée. Cela est affaire de conjecture et d’opinion. […] Cependant, tout cela est hors de propos. Aussi probable ou raisonnable que puisse être une telle opinion, elle ne peut en aucun cas trouver sa place dans la théorie scientifique moderne, si ce n’est comme un corollaire d’importance secondaire. En outre, la théorie scientifique ne peut rien édifier sur la base que cette opinion pourrait lui fournir. La politique peut le faire, pas la science. La théorie scientifique est une formulation des lois des phénomènes en termes des forces efficientes à l’œuvre dans l’enchaînement de ces phénomènes » 541 . On pourra certes faire valoir que le début de cette citation n’est pas exempt d’ironie, que Veblen ne croit nullement que les principes marchands puissent être le mode d’organisation des activités économiques le plus efficace qui soit. Cependant, ce qui importe pour notre objet immédiat est que, quelles que soient ses conceptions normatives, elles sont, pour Veblen, « hors de propos » scientifique. En effet, rien ne permet de penser que notre auteur est ironique lorsqu’il affirme en substance : le fait de croire que tel système économique est bon ou mauvais n’a pas sa place dans l’analyse scientifique, dans la mesure où cette opinion ne contribue pas à expliquer le fonctionnement de ce système. Autrement dit, les énoncés scientifiques et les propositions normatives relèvent bien, selon Veblen, de registres différents. Énoncer des jugements de valeur n’est pas la finalité de la science, ceux-ci étant, au mieux, « un corollaire [de l’investigation scientifique] d’importance secondaire ». Cela ne signifie pas que notre auteur dénie toute légitimité aux propositions normatives, mais qu’elles doivent, selon lui, être distinguées des jugements de fait que sont les énoncés scientifiques. Cette thèse sous-tend toute sa critique de Gustav Schmoller.

Comme nous l’avons déjà relevé (supra chap. 4, 1.2.4.), Veblen [1902] ne reproche pas à Schmoller d’avoir formulé des propositions normatives, mais d’avoir considéré qu’elles pouvaient se substituer à une analyse scientifique de la situation économique qui lui est contemporaine. Il affirme ainsi : « quoiqu’elle soit brillante et assurément de grande valeur dans sa démarche et pour son but, cette digression dans l’homilétique et le conseil pour la réforme signifie que le raisonnement s’enlise précisément au moment où la science peut le moins se le permettre. C’est en ce point précis où des hommes moins expérimentés, de moindre envergure et moins influents [que Schmoller], trouveraient qu’il est difficile de tenir hardiment et fermement la ligne du raisonnement causal, à travers le dédale des intérêts et des sentiments discordants qui composent la situation contemporaine, c’est en ce point précis donc qu’une théorie génétique de la vie économique a le plus besoin d’être guidée par la main ferme, qualifiée et impartiale du maître. Et en ce point, précisément, il nous fait défaut » 542 [1902, pp. 269-270] (voir également [pp. 274, 275]). Si Veblen estime que le projet « évolutionniste » de Schmoller est inabouti, ce n’est donc pas parce que celui-ci a exprimé des jugements de valeur, mais parce qu’il les a laissés prendre le pas sur son analyse « génétique » des faits. En d’autres termes, il serait coupable d’avoir sacrifié ses ambitions scientifiques à des fins normatives.

Par ailleurs, cette citation indique clairement que notre auteur a conscience de la difficulté qu’ont les scientifiques, au moins dans les disciplines sociales, à dissocier leurs jugements de valeur de leurs jugements de fait. Elle montre, par là même, que Veblen n’a pas une conception naïve de l’objectivité scientifique. Il reconnaît, en effet, que les jugements de valeur du chercheur sont toujours susceptibles d’interférer dans son investigation scientifique et, partant, de remettre en cause son caractère impartial. Ce risque est d’autant plus grand que son objet d’étude est polémique et interpelle directement ses convictions. L’exigence d’impartialité de la science vient donc se heurter à la nature sociale du scientifique, c’est-à-dire à sa nature d’être humain ayant des opinions auxquelles il est plus ou moins fermement attaché. Dans The Higher Learning in America, Veblen reconnaît d’ailleurs, à demi-mot, les difficultés qui ont été les siennes pour livrer une analyse objective du système universitaire américain : « il est peut-être superflu de faire remarquer qu’il n’est pas toujours aisé de garder une telle attitude impersonnelle lorsque l’on traite de faits d’une nature si personnelle et souvent si animée. En particulier, un observateur qui a vu ces événements de l’intérieur et dans leur formation trouvera qu’il est difficile de garder constamment ce point de vue distant qui servira les fins d’une évaluation historique » 543 [1918c, p. 70]. Néanmoins, reconnaître que la neutralité axiologique du chercheur est difficile, sinon impossible, ne doit pas être un renoncement à l’objectivité scientifique. Au contraire, cela exige de lui des efforts redoublés pour s’abstraire de ses jugements de valeur. Veblen [1918c, p. 132] affirme ainsi que « le scepticisme est le commencement de la science. C’est là que réside la différence entre l’exposé homilétique et l’investigation scientifique » 544 .

Bien que les jugements de valeur du chercheur doivent, autant que possible, être exclus du domaine de la science, ils n’en ont pas moins leur légitimité. En effet, Veblen ne dénie pas aux scientifiques le « droit » de formuler des énoncés normatifs. Cependant, lorsqu’ils s’engagent dans cette voie, ils doivent avoir conscience qu’ils ne font plus œuvre de science.

Notes
541.

« It is not hereby intended to depreciate the services rendered the community by the captain of industry in his management of business . […] It may well be that the pecuniary traffic which we call business is the most effective method of conducting the industrial policy of the community  ; not only the most effective that has been contrived, but perhaps the best that can be contrived. But that is a matter of surmise and opinion. […] But all that is beside the point. However probable or reasonable such a view may be, it can find no lodgment in modern scientific theory, except as a corollary of secondary importance. Nor can scientific theory build upon the ground it may be conceived to afford. Policy may so build, but science can not. Scientific theory is a formulation of the laws of phenomena in terms of the efficient forces at work in the sequence of phenomena ».

542.

« Brilliant and no doubt valuable in its way and for its end, this digression into homiletics and reformatory advice means that the argument is running into the sands just at the stage where the science can least afford it. It is precisely at this point, where men of less years and breadth and weight would find it difficult to bold tenaciously to the course of cause and effect through the maze of jarring interests and sentiments that make up the contemporary situation, – it is precisely at this point that a genetic theory of economic life most needs the guidance of the firm, trained, dispassionate hand of the master. And at this point his guidance all but fails us ».

543.

« Such an impersonal attitude, it is perhaps needless to remark, is not always easy to maintain in dealing with facts of so personal, and often of so animated, a character. Particularly will an observer who has seen these incidents from the middle and in the making find it difficult uniformly to preserve that aloof perspective that will serve the ends of an historical appreciation ».

544.

« Scepticism is the beginning of science. Herein lies the difference between homiletical exposition and scientific inquiry ».