1.2.1. Des jugements de fait aux jugements de valeur : la conception veblenienne du « bien commun »

The Theory of the Leisure Class [1899a] et The Engineers and the Price System [1921] sont sans doute les deux ouvrages de Veblen dans lesquels ses conceptions normatives transparaissent le plus clairement. Celles-ci se manifestent notamment dans sa discussion du « gaspillage » économique. Comme nous l’avons déjà noté (supra 1.1.2. dans ce chapitre), notre auteur prétend que cette notion peut être appréhendée « sous un jour impartial » aux fins d’une analyse strictement scientifique. Il s’agit alors d’« établir de façon discursive quel est le contenu d’un jugement concernant le gaspillage ou la superfluité » 545 . Veblen justifie le bien-fondé de cette voie d’investigation, en arguant du fait que le « concept de gaspillage » est dans « les habitudes de pensée des hommes » et dans « le langage courant » [1899d, p. 18]. En outre, il existerait, selon lui, un large consensus dans la plupart des sociétés, passées et présentes, quant au sens de cette notion. Veblen [1899a, pp. 97-98] en donne la définition suivante : un « gaspillage » est une « dépense [qui] n’est pas utile à la vie humaine ou au bien-être des hommes en général », c’est-à-dire qui ne satisfait pas au critère de « l’utilité impersonnellel’utilité considérée du point de vue du génériquement humain » 546 . L’universalité de cette définition du gaspillage serait à rechercher dans les dotations instinctives de l’être humain. Selon Veblen, en effet, l’instinct de sympathie sociale et la finalité spécifique de l’instinct du travail bien fait, par lesquels l’homme est porté à accroître le « bien-être matériel de la communauté » (cf. supra chap. 5, 2.3.), peuvent être interprétés comme des propensions à une certaine « moralité économique ». Cette idée, qui n’est pas sans rappeler la thèse kantienne selon laquelle l’homme serait doté d’un « axe moral interne » [Jennings & Waller, 1998, p 205], est présente dans toute son œuvre (voir notamment [1898b, p. 81 ; 1899a, pp. 15, 93, 98-99 ; 1914, pp. 25-27 ; 1915b, p. 329 ; 1923, p. 115]). Veblen [1899a (1970), p. 67] affirme, en particulier, que l’instinct du travail bien fait peut être conçu comme le « tribunal qui juge en dernier ressort de toute vérité et de toute justesse économique[s] » 547 . Dès lors, le caractère très répandu de cet instinct parmi les hommes fonderait la généralité de sa définition du gaspillage. Il soutient ainsi que « tous les hommes ont ce sens quasi esthétique du mérite économique ou industriel, suivant lequel la superfluité et l’inefficacité suscitent le dégoût » 548 [1898b, p. 91]. Toutefois, puisque les instincts du travail bien fait et de sympathie sociale peuvent être « contaminés » par des propensions contraires, c’est-à-dire les instincts de rivalité, le « penchant moral inné à l’homme » [1915b, p. 329] peut lui-même être mis en défaut. Les comportements de « gaspillage ostentatoire » en seraient, selon Veblen [1899a], l’une des principales manifestations.

D’après notre auteur [1899d, pp. 19-20], son approche du gaspillage serait strictement scientifique et n’impliquerait aucun jugement de valeur de sa part. Toutefois, cette affirmation n’est pas totalement crédible. L’analogie sur laquelle il se fonde pour la justifier n’est d’ailleurs nullement convaincante. Il prétend ainsi que son analyse du gaspillage économique ne serait pas plus normative que ne l’est celle d’un électricien s’intéressant au gaspillage d’énergie inhérent à l’utilisation de « batteries d’accumulateurs » : « ses efforts pour déterminer l’ampleur du gaspillage inévitable ou ordinaire que [cette utilisation] implique ne l’amèneraient pas à condamner les batteries, pas plus qu’ils ne le rendraient suspect aux yeux des autres électriciens » 549 . Cependant, contrairement aux « batteries d’accumulateur », la notion de gaspillage est en soi un jugement de valeur qui peut certes être appréhendé d’un point de vue impartial, mais est fortement susceptible d’interpeller les propres valeurs du chercheur. De fait, sans nier que ses thèses sur le gaspillage relèvent pour partie d’une analyse scientifique, il ne fait aucun doute que Veblen leur donne également un contenu normatif. Sa propre conception de la « moralité économique » [1921, p. 99] est indubitablement conforme à celle qui est, selon lui, soutenue par les instincts du travail bien fait et de sympathie sociale. La citation suivante laisse peu d’ambiguïté à cet égard : « il semble que ce soit ces deux prédispositions qui ont conjointement exercé le contrôle le plus important et le plus constant sur la croissance de la coutume et des principes conventionnels qui a normalisé la vie de l’homme en société et ainsi donné naissance à un système d’institutions. Ce contrôle s’exerce de façon sélective sur l’ensemble des institutions créées par la réponse habituelle que suscitent les autres instincts et se traduit par une surveillance de l’ordre du ‘sens commun’ qui empêche le schème de vie de tomber dans la confusion insupportable d’extravagances grotesques. Il n’est guère nécessaire de rappeler expressément que leur surveillance n’a pas toujours été décisive. La culture humaine laisse à voir, à toutes les époques, beaucoup trop d’usages et de principes de conduite imbéciles pour laisser qui que ce soit ignorer le fait que des institutions nuisibles émergent facilement et se maintiennent en place malgré la désapprobation du sens commun inné » 550 [1914, pp. 48-49].

Dès lors, l’analyse du gaspillage économique que Veblen développe dans The Theory of the Leisure Class [1899a] et The Engineers and the Price System [1921] peut nous permettre d’éclairer ses propres jugements de valeur. À cette fin, on notera que trois critères entrent dans sa définition de l’« utilité impersonnelle », c’est-à-dire de « l’utilité considérée du point de vue du bien commun », une notion que Veblen désigne fréquemment sous le terme de « serviceability ».

Premièrement, l’« utilité impersonnelle » se définit en termes d’efficacité industrielle. Elle exige de la société qu’elle utilise au mieux ses capacités productives. Selon Veblen, ce premier critère justifierait de retirer la direction du système industriel moderne des mains des hommes d’affaires. En effet, la recherche de rentes de monopole qu’implique la quête du profit limiterait l’efficacité du système industriel. En particulier, les secrets de fabrication et les brevets seraient autant d’entraves au « bien commun », en tant qu’ils auraient pour effet d’empêcher la société d’utiliser les procédés de fabrication cachés ou brevetés [1908d, p. 364n. ; 1914, p. 105]. Plus généralement, la concurrence entre les entreprises nuirait grandement à l’efficacité du système industriel moderne. D’après Veblen [1921 (1971), p. 32], en effet, ce système productif aurait ceci de spécifique qu’il« fonctionne comme une organisation intégrée de procès mécaniques nombreux et variés, imbriqués les uns dans les autres, interdépendants, et s’équilibrant mutuellement de sorte que le fonctionnement de chacune des parties est conditionné par le bon fonctionnement de tout le reste » 551 . Aussi l’efficacité industrielle maximale des sociétés à « l’ère des machines » nécessiterait-elle une pleine coopération de tous les acteurs économiques. Cette thèse fait notamment dire à Veblen que, « comme unité industrielle, la nation est obsolète » [1918a, p. 388] et que « les frontières nationales sont les frontières des absurdités nationales » 552 [1923, p. 64].

Deuxièmement, l’« utilité impersonnelle » se définit en termes de quantité de biens produits. Elle implique que la société utilise toutes ses ressources en vue de produire le plus grand nombre de biens possibles. Selon Veblen, ce second critère justifierait, lui aussi, que l’on remette en cause l’organisation des activités économiques en vigueur dans les sociétés capitalistes. En effet, la quête du profit qui guide les décisions des hommes d’affaires les conduirait à opérer un « sabotage », c’est-à-dire un sous-emploi stratégique des facteurs de production visant à « maintenir les prix à un niveau tel qu’il permette de dégager un profit raisonnable [‘a reasonably profitable level’] »[1921, p. 7]. Par ailleurs, une part importante des ressources des sociétés capitalistes serait utilisée de façon improductive, c’est-à-dire à des fins non industrielles, que ce soit dans les salaires du personnel commercial, les campagnes publicitaires, le conditionnement, etc. Veblen [1921, p. 68] affirme, à cet égard, que « l’art de la vente est la plus remarquable et la plus importante [des] pratiques de gaspillage, superflues d’un point de vue industriel, qu’implique la direction de l’industrie par les affaires » 553 .

Troisièmement, l’« utilité impersonnelle » se définit par la nature des biens produits. Ce troisième critère est sans conteste celui que Veblen a le plus de difficulté à caractériser précisément. Selon notre auteur, un bien satisfait au critère de l’« utilité impersonnelle », « s’il contribue directement à améliorer la vie humaine en général », c’est-à-dire « si, abstraction faite des goûts acquis, des usages et des règles de la bienséance, il procure un gain net en confort ou en plénitude de vie » 554 [1899a, pp. 99-100]. Inversement, « un achat coutumier doit être classé dans la catégorie du gaspillage dans la mesure où la coutume sur laquelle il repose trouve son origine dans l’habitude de faire des comparaisons pécuniaires dégradantes » 555 [1899a, p. 100]. Excepté les biens indispensables à la survie de l’homme, tels que l’eau, il est difficile d’identifier clairement quels sont ceux qui respectent totalement le critère de l’« utilité impersonnelle » et ceux qui, a contrario, relèvent entièrement de la catégorie du gaspillage. De fait, Veblen note que la plupart des biens ont à la fois, quoique dans des proportions très variables, une composante utile, au sens de l’« utilité impersonnelle », et des caractéristiques qui ressortissent au gaspillage. Dès lors, l’interprétation normative de ce troisième critère de l’utilité impersonnelle implique de diminuer autant que possible la part de gaspillage dans chaque bien produit.

Si, comme nous le pensons, cette caractérisation du « bien commun », que Veblen fonde sur les instincts du travail bien fait et de sympathie sociale, est effectivement conforme à ses propres jugements de valeur, il est possible d’en inférer sa conception du progrès socio-économique.

Notes
545.

« To state discursively what is the content of a judgment concerning waste or futility ».

546.

« [An] expenditure [which] does not serve human life or human well-being on the whole » ; « impersonal usefulness – usefulness as seen from the point of view of the generically human ».

547.

« [The] instinct of workmanship is the court of final appeal in any question of economic truth or adequacy » [1899a, p. 99].

548.

« All men have this quasi-aesthetic sense of economic and industrial merit, and to this sense of economic merit futility and inefficiency are distasteful ».

549.

« His endeavor to determine the magnitude of the unavoidable or of the ordinary waste involved would not commit him to a condemnation of the batteries, nor would it make him an object of suspicion in the eyes of his fellow electricians ».

550.

« It seems to be these two predispositions in conjunction that have exercised the largest and most consistent control over that growth of custom and conventional principles that has standardised the life of mankind in society and so given rise to a system of institutions. This control bears selectively on the whole range of institutions created by habitual response to the call of the other instincts and has the effect of a ‘common-sense’ surveillance which prevents the scheme of life from running into an insufferable tangle of grotesque extravagances. That their surveillance has not always been decisive need scarcely be specifically called to mind  ; human culture in all ages presents too many imbecile usages and principles of conduct to let anyone overlook the fact that disserviceable institutions easily arise and continue to hold their place in spite of the disapproval of native common sense ».

551.

« This industrial system runs on as an inclusive organization of many and diverse interlocking mechanical processes, interdependent and balanced among themselves in such a way that the due working of any part of it is conditioned on the due working of all the rest » [1921, p. 34].

552.

« As an industrial unit, the nation is out of date » ; « the national frontiers are the frontiers of the national futilities ».

553.

« Salesmanship is the most conspicuous, and perhaps the gravest, of these wasteful and industrially futile practices that are involved in the businesslike conduct of industry ».

554.

« Whether it serves directly to enhance human life on the whole » ; « whether, aside from acquired tastes and from the canons of usage and conventional decency, its result is a net gain in comfort or in the fullness of life ».

555.

« Customary expenditure must be classed under the head of waste in so far as the custom on which it rests is traceable to the habit of making an invidious pecuniary comparison ».