1.2.2. Du triptyque de la connaissance à l’analyse normative : la conception veblenienne du progrès socio-économique

En affirmant que Veblen concevait le développement des sociétés comme la résultante de deux forces contraires, c’est-à-dire « l’incidence du développement technologique sur la vie économique de la communauté et l’entrave des rigidités institutionnelles au progrès économique », Clarence E. Ayres [1944, p. 19] a fortement et durablement marqué la représentation de la pensée veblenienne dans le mouvement institutionnaliste. Depuis Ayres, il est en effet couramment admis que Veblen analysait le progrès socio-économique dans les termes d’une « dichotomie » entre les « institutions » et la « technologie » 556 (voir par exemple Foster [1942, p. 893 ; 1943, p. 926 ; 1969, p. 858], Brinkman [1981], Waller [1982], Munkirs [1988], Miller [1992], Wisman [1995], Klein [1995], Tilman [1996, pp. 188-189], Wisman & Smith [1999]). Ainsi, les économistes institutionnalistes ont communément considéré que « rien de ce que Veblen a fait n’était plus important ou plus caractéristique que le fait d’avoir identifié la technologie, ou le travail bien fait, à une force dynamique et les institutions à un facteur limitatif dans le processus de développement social et économique » 557 [Ayres, 1961, p. 30]. Bien que cette interprétation s’oppose fondamentalement à la conception veblenienne des institutions, il n’est que quelques rares auteurs, à l’instar de Floyd McFarland [1985 ; 1986] et Geoffrey M. Hodgson [1998e], à l’avoir véritablement contestée 558 .

La thèse selon laquelle Veblen opposerait les « institutions » à la « technologie » repose principalement sur une confusion entre l’inertie des institutions elles-mêmes et les effets inertiels de celles-ci. Veblen affirme que les institutions opposent généralement une force de résistance importante à leur propre changement. Cette inertie institutionnelle tient à la propriété de transmissibilité des habitudes (cf. supra chap. 6, 1.2.3.), au « contrôle social » multiforme exercé par le « complexe culturel » de toute société (cf. supra chap. 6, 2.1.2.) et aux actions collectives visant délibérément à maintenir un statu quo institutionnel (cf. supra chap. 7, 2.2.1.). En revanche, il ne prétend nullement que les institutions sont par nature une entrave au changement technique. Certes, l’inertie de certaines institutions peut, selon lui, contrarier le développement des arts industriels. La persistance dans « l’ère des machines » d’un système de droits de propriété hérité de « l’ère artisanale » en serait une illustration. Cependant, il affirme sans équivoque que certaines institutions exercent a contrario un effet positif sur le progrès technique. C’est le cas, par exemple, de celles qui relèvent de la « logique du processus de la machine ». Ainsi, dès The Theory of the Leisure Class, Veblen [1899a, p. 208] déclare que « ces institutions, qui forment la structure économique, peuvent grosso modo être rangées dans deux classes ou catégories, selon qu’elles servent l’une ou l’autre des deux fins divergentes de la vie économique. […] ce sont des institutions de l’acquisition ou de la production ; […] ce sont des institutions pécuniaires ou industrielles ; ou pour le dire encore différemment, ce sont des institutions qui servent soit l’intérêt économique dégradant, soit l’intérêt économique non dégradant. Les institutions de la première catégorie ont à voir avec ‘les affaires’, celles de la seconde catégorie avec l’industrie, en prenant ce terme dans son sens mécanique ». Veblen ajoute alors qu’« il est rare que les institutions qui entrent dans cette seconde classe soient reconnues comme telles » 559 . Les tenants d’une interprétation de sa pensée dans les termes d’une dichotomie « technologie versus institutions » lui ont donné raison sur ce dernier point.

Affirmer que Veblen oppose la « technologie » aux « institutions » rend totalement incompréhensible l’idée même d’« institutions industrielles » et a fortiori celle d’« institutions technologiques » [1915b, p. 99]. Cela conduit également certains auteurs à formuler des assertions qui n’ont aucun sens dans le système veblenien. Tilman [1996, pp. 188-189] en donne une bonne illustration lorsqu’il affirme que « [Veblen] montre que nous pouvons être conduits dans la direction d’une société sans institution [‘institutionless society’], dépourvue des valeurs et des entraves cérémoniales de l’entreprise d’affaires et de l’ordre dynastique militarisé ». Dans la perspective veblenienne, l’expression « société sans institution » est une contradiction dans les termes. D’après notre auteur, ce sont les institutions qui fondent la société, au sens où elles lui sont consubstantielles. Elles n’ont pas d’existence en dehors de la société et la société ne peut exister sans elles. En effet, les habitudes de pensée partagées sont, pour Veblen, la condition sine qua non des relations humaines ; elles sont un facteur essentiel de structuration des rapports sociaux dans toute société (cf. supra chap 6, 1.2.2.).

Tel que Veblen le définit, le concept d’institution n’a pas, en soi, de portée normative. Dans son optique, promouvoir le progrès socio-économique ne peut en aucun cas signifier qu’il faille éliminer toutes les institutions de la société. Il s’agit, au contraire, de favoriser l’émergence de certaines institutions, celles qui sont conformes à sa propre conception de la « moralité économique » et du « bien commun », c’est-à-dire celles qui permettent d’accroître l’efficacité industrielle de la société et la production de biens utiles, au sens de l’« utilité impersonnelle ». Dès lors, il est possible d’établir un lien entre les conceptions gnoséologiques de Veblen et son analyse normative.

En premier lieu, le progrès socio-économique suppose que les sociétés acquièrent des institutions propices à la croissance de leur stock de connaissances techniques. En effet, l’accumulation du savoir technique est la condition indispensable à l’accroissement des capacités productives de toute société et, partant, à une meilleure adaptation de l’homme à son environnement naturel (cf. supra chap. 1, section 3). Il ne s’agit pas, cependant, d’une condition suffisante au progrès. Comme l’indique Veblen [1908d, p. 359], « les compétences technologiques ne sont pas, d’elles-mêmes et intrinsèquement, utiles ou nuisibles à l’humanité ; elles ne sont qu’un moyen d’action efficace, au service du bien ou du mal » 560 . D’une part, le savoir technique de la société peut être mal utilisé par ceux qui ont en charge la direction des processus industriels. D’autre part, les propriétaires des moyens de production peuvent s’approprier l’usufruit des « actifs intangibles de la communauté », que sont les connaissances techniques, à leur propre profit et donc au détriment du « bien commun ». Enfin, le savoir technique peut être employé à la production de biens qui ressortissent largement au « gaspillage » et qui ne satisfont donc pas au troisième critère de l’« utilité impersonnelle » (cf. supra 1.2.1. dans ce chapitre). Veblen [1904a, p. 64] affirme à cet égard qu’« une croissance disproportionnée des industries parasites, comme celles qui font le plus de publicité et dont l’essentiel des efforts est tourné vers les ventes concurrentielles, celles qui engagent des dépenses militaires et celles qui s’attachent à produire des biens pour la consommation ostentatoire relevant du gaspillage, finirait par amoindrir la vitalité effective de la communauté, à un point tel qu’elle compromettrait ses chances de progrès voire sa propre survie » 561 .

Par conséquent, le progrès socio-économique suppose, en second lieu, que les sociétés se débarrassent autant que possible, des institutions qui incitent à l’accroissement et à l’utilisation des connaissances pragmatiques. En effet, c’est ce type de savoir qui permet à certains groupes d’individus de détourner l’efficacité productive de la société à leurs propres bénéfices, au préjudice des autres membres de la société et donc au détriment du « bien commun ». En outre, le savoir pragmatique leur donne les moyens de légitimer les rapports de domination dans la société et de préserver ainsi leurs « intérêts établis », en stimulant les penchants du peuple à la rivalité guerrière et pécuniaire (cf. supra chap. 1, 4.3. et chap. 7, 2.2.1.). Autrement dit, ce sont bien la croissance et l’utilisation des connaissances pragmatiques qui constituent le principal obstacle, d’une part, à l’emploi le plus efficace possible du stock de connaissances techniques des sociétés et, d’autre part, à la production de biens qui « contribuent directement à améliorer la vie humaine en général ».

La conception veblenienne du progrès socio-économique repose donc principalement sur sa distinction entre la connaissance technique et la connaissance pragmatique. C’est à la lumière de cette distinction qu’il faut, en particulier, considérer son projet de « soviet des techniciens » [1921]. Il constitue, en effet, une réponse cohérente à son analyse des conditions d’utilisation, d’accumulation et de répartition de l’usufruit du savoir technique, dans le capitalisme moderne [Brette, 2004]. Ainsi, l’inefficacité avec laquelle seraient utilisées les connaissances techniques dans les sociétés capitalistes et le fait que l’accroissement de l’échelle de production augmenterait considérablement la capacité des propriétaires d’« actifs tangibles » à s’approprier l’usufruit des « actifs intangibles de la communauté » exigeraient, selon Veblen, que l’on confie la direction du système industriel moderne aux techniciens et aux ingénieurs de production. Alors que les hommes d’affaires n’auraient pas les compétences indispensables à une gestion adéquate des processus industriels, les techniciens et les ingénieurs seraient, du fait de leur connaissance des processus techniques, « les gardiens du bien-être matériel de la communauté » 562 [1921, p. 49]. En outre, leurs habitudes de pensée seraient beaucoup moins marquées par des considérations pécuniaires que ne le seraient celles des hommes d’affaires. En effet, leur approche du monde seraient façonnée par les processus mécaniques au contact desquels ils travaillent, si bien que leur principal critère de jugement serait « la capacité à produire des biens », non « la capacité à produire des profits » [1921, p. 67].

Le projet veblenien de « soviet des techniciens » prône l’instauration d’une administration centralisée des activités économiques qui aurait comme objectifs « une allocation appropriée des ressources et partant un plein-emploi relativement équilibré de l’équipement et de la main-d’œuvre disponibles, l’élimination du gaspillage et du double emploi, ainsi qu’un approvisionnement équitable et suffisant de biens et de services aux consommateurs » 563 [1921, p. 88]. La mise en œuvre d’un tel projet supposerait d’abolir « la propriété absentéiste », c’est-à-dire « la propriété d’un article ayant une utilité industrielle, par toute personne ou groupe de personnes qui ne sont pas habituellement employées à en faire un usage industriel » 564 . La question se pose alors de savoir comment créer les conditions propices à un tel « ‘bouleversement révolutionnaire’ de l’ordre établi » [1921, p. 96]. Comment, en particulier, faire en sorte que les individus se détachent d’une institution aussi profondément invétérée que celle de la propriété privée des moyens de production ? C’est à ce niveau qu’intervient la troisième forme de savoir distinguée par Veblen, c’est-à-dire la connaissance désintéressée. Comme nous l’avons déjà noté (supra chap. 5, 2.1.3.), son impact sur le « bien commun » est a priori indéterminé, puisque son contenu est étroitement dépendant du « schème culturel » en vigueur dans la société 565 . Nous avons également souligné (supra chap. 2, 2.3.3.) que la science moderne, qui est l’expression contemporaine de la connaissance désintéressée, contribuait, selon Veblen, à l’accroissement de la « rationalité sociale » dans les sociétés industrialisées [Tilman, 1999]. Cela signifie précisément que le développement de la science concourrait à l’émergence d’institutions propices au développement des connaissances techniques et à l’affaiblissement des institutions qui soutiennent le développement des connaissances pragmatiques. Selon Veblen, l’effet bénéfique de la science sur le progrès socio-économique ne suppose nullement que l’on impose aux scientifiques quelque objectif pratique que ce soit. Au contraire, pour que la science serve au mieux le « bien commun », elle doit, d’après lui, demeurer extérieure à toute considération utilitaire. Tandis qu’il prône une administration du système industriel des plus centralisées, notre auteur en appelle donc à une complète autonomie du système de recherche. Il affirme ainsi que « les exigences de la recherche fondamentale nécessitent que les savants et les scientifiques suivent librement leur propre penchant dans la conduite de leur propre travail. […] Tant du point de vue de la tradition que de la nécessité du moment, le corps des savants et des scientifiques qui composent l’Université doit être investi des pleins pouvoirs d’auto-direction, sans autre considération » 566 [1918c, p. 71].

Si les conceptions normatives de Veblen quant à l’organisation du système de recherche ont leur intérêt et trouvent un écho contemporain dans l’analyse de la croissance fondée sur les connaissances, son projet de « soviet des techniciens »a été, à juste titre, fortement critiqué [Brette, 2003b ; 2004]. Ainsi, le philosophe allemand Theodor Adorno [1941, p. 10] souligne que la technocratie que Veblen appelle de ses vœux « tend à perpétuer une hiérarchie de ‘statut’ précisément semblable à celle qu’il espère voir disparaître à travers la matérialisation de son ordre technologique ». En considérant les ingénieurs et les techniciens comme une élite à laquelle il conviendrait de donner le pouvoir, Veblen se ferait l’apôtre d’une organisation sociale fondée sur la soumission. Ainsi, la sujétion du peuple à la technologie et au pouvoir des ingénieurs se substituerait à la domination des hommes d’affaires. En effet, les ingénieurs et les techniciens peuvent eux aussi se comporter en « dictateurs ». « Comme toute servilité » note Adorno, « leur asservissement à la technologie renferme une domination potentielle et les prépare à prendre les choses en mains ». S’il est difficile d’imaginer que Veblen ait pu entretenir une quelconque fascination pour un régime politique oppressif, il n’en est pas moins vrai que sa proposition de « soviet des techniciens » renferme la possibilité d’une dérive totalitaire dont il a sans doute mal mesuré la portée.

Quoi qu’il en soit, comme nous l’avons dit dans la première sous-section de ce chapitre, Veblen ne considère ses conceptions normatives que comme un « corollaire d’importance secondaire », son but principal étant de produire une analyse scientifique, c’est-à-dire strictement positive, de la dynamique institutionnelle des sociétés.

Notes
556.

Ainsi que nous le montrerons infra 2.1.2. dans ce chapitre, Ayres ne donne pas aux concepts de « technologie » et d’« institution » le même contenu que Veblen. Dans la mesure où les tenants de la dite « dichotomie veblenienne » supposent qu’il existe une forte continuité de vue entre Veblen et Ayres, le sens qui est donné à ces deux termes est souvent ambigu.

557.

« Nothing that Veblen did is more significant or more characteristic than his recognition of technology, or workmanship, as a dynamic force or of institutions as a limiting factor in the process of economic and social development ».

558.

La tonalité très polémique du texte de McFarland [1985] (son propos visant, en partie, à critiquer vivement les prises de position politiques de son ancien directeur de thèse, Wendell Gordon) a sans doute nui à la réception de ses thèses au sein du mouvement institutionnaliste. L’article de Hodgson [1998e], « Dichotomizing the Dichotomy : Veblen versus Ayres », a eu plus d’impact. William Waller [1999, p. 836] a notamment reconnu à sa suite, que son propre article de référence sur l’évolution de la dichotomie veblenienne [Waller, 1982] reposait sur beaucoup d’hypothèses erronées et qu’« il existait un nombre considérable de preuves textuelles attestant du fait que Veblen n’aurait pas approuvé la conception généralisée de la version archétypale de la dichotomie ».

559.

« These institutions – the economic structure – may be roughly distinguished into two classes or categories, according as they serve one or the other of two divergent purposes of economic life. […] they are institutions of acquisition or of production ; […] they are pecuniary or industrial institutions ; or in still other terms, they are institutions serving either the invidious or the non-invidious economic interest. The former category have to do with ‘business’, the latter with industry, taking the latter word in the mechanical sense. The latter class are not often recognized as institutions ».

560.

« Technological proficiency is not of itself and intrinsically serviceable or disserviceable to mankind, – it is only a means of efficiency for good or ill ».

561.

« A disproportionate growth of parasitic industries, such as most advertising and much of the other efforts that go into competitive selling, as well as warlike expenditure and other industries directed to turning out goods for conspicuously wasteful consumption, would lower the effective vitality of the community to such a degree as to jeopardize its chances of advance or even its life ».

562.

« The keepers of the community’s material welfare ».

563.

« the due allocation of resources and a consequent full and reasonably proportioned employment of the available equipment and man power  ; on the avoidance of waste and duplication of work  ; and on an equitable and sufficient supply of goods and services to consumers ».

564.

« Absentee ownership […]is here to be understood the ownership of an industrially useful article by any person or persons who are not habitually employed in the industrial use of it ».

565.

C’est là l’expression de la conception relativiste de la connaissance désintéressée qui est celle de Veblen (cf. supra chap. 2, 1.1.).

566.

« The exigencies of the higher learning require that the scholars and scientists must be left quite free to follow their own bent in conducting their own work. […] Tradition and present necessity alike demand that the body of scholars and scientists who make up the university must be vested with full powers of self-direction, without ulterior consideration ».