2.1.1. La finalité normative de la science

Clarence E. Ayres [1951 ; 1961, pp. 28-29] présente sa pensée comme une synthèse de la philosophie de John Dewey et de l’économie veblenienne 568 . Ses « disciples » contemporains persistent d’ailleurs à considérer cette présentation comme une bonne description de son œuvre (voir par exemple Hill & Owen [1984], Klein [1993], Tool [1993b ; 2000, p. 120], Foster [1995]). En bref, la dite « dichotomie veblenienne » entre la « technologie » et les « institutions » aurait permis à Ayres de donner un « contenu substantiel » à la théorie instrumentale de la valeur de Dewey, qui était, pour sa part, « exclusivement procédurale » [Hill, 1998]. Ainsi, Ayres aurait réussi à tirer parti d’une complémentarité entre la pensée de Veblen et celle de Dewey pour fonder une théorie normative de la valeur instrumentale, qui serait à la fois « substantielle » et « procédurale ». Cette représentation de l’œuvre d’Ayres repose, selon nous, sur une déformation importante des thèses de Veblen. Outre le fait que celui-ci n’oppose nullement les « institutions » à la « technologie » (cf. supra 1.2.2. dans ce chapitre), sa conception de la science est incompatible avec l’instrumentalisme deweyen (cf. supra chap. 2, 2.2.3.). En effet, rappelons que pour Veblen, la raison d’être de la science n’est pas de répondre aux « tensions », aux « besoins » et aux « ‘troubles’ sociaux réels » qui surviennent dans la vie des hommes [Dewey, 1938, p. 602], mais de satisfaire leur curiosité. Contrairement à Dewey, Veblen exclut que la finalité de l’investigation scientifique soit de produire des jugements de valeur. Aussi la prétendue synthèse ayresienne consiste-t-elle, de fait, en une remise en cause fondamentale des conceptions épistémologiques de Veblen 569 .

Dès sa thèse de doctorat, intitulée The Nature of the Relationship between Ethics and Economics, Ayres [1918a, pp. 24-45] affirme que « la fonction adéquate [‘proper’] et normale » de l’économie est d’être une « science directive » dont la finalité est de trouver « des solutions réellement efficaces » aux « besoins de l’ordre social ». Selon lui, si l’économie est aussi une « science descriptive », c’est parce que sa finalité « directive », c’est-à-dire normative,l’impose. Ainsi, la raison d’être de la science économique serait de nature éthique. D’après Ayres [1918a, pp. 57-58], « elle [l’économie] représente un aspect du problème moral d’ensemble. Elle a des problèmes précis qui lui sont propres, les questions factuelles relatives à l’ordre pécuniaire, mais la question factuelle, ‘quelle est la nature de l’organisation économique de la société ?’, tire toute son importance de la question plus large, ‘en quoi l’ordre existant doit-il être transformé ?’ ». La conclusion d’Ayres s’impose alors d’elle-même : « l’économiste ne peut manquer de voir que la tâche qui lui incombe exige qu’il étudie l’éthique ès qualités » 570 . En outre, dès cette époque, Ayres rend hommage à Dewey et à Veblen. Il reconnaît au premier le mérite d’avoir jeté les bases d’un « traitement scientifique des problèmes moraux » et au second d’avoir accordé une place centrale aux questions éthiques dans son investigation scientifique [Ayres, 1918a, pp. 19, 25, 43-44, 46]. La thèse de doctorat d’Ayres montre donc qu’il s’est rangé très tôt à l’idée que la finalité de la science était normative, que Veblen partageait cette vue et que ses déclarations d’impartialité étaient totalement ironiques (cf. supra 1.1.1. dans ce chapitre) 571 .

Toutefois, ce n’est que dans The Theory of Economic Progress [1944] que les conceptions épistémologiques d’Ayres prennent leur forme aboutie. Selon lui, « l’économie doit être une science de la valeur » [Ayres, 1944, pp. 85, 208]. Le problème essentiel qui se pose aux économistes est de savoir quel contenu donner à cette notion. Rejetant toute définition relativiste, Ayres [1944, p. 211] affirme que « le processus technologique est lui-même le siège de la valeur » 572 . Cette conception se veut « transculturelle », c’est-à-dire qu’elle serait valide quels que soient le lieu et l’époque. Selon Ayres [1944, p. 220], « c’est le continuum technologique qui est et a toujours été le siège de la valeur » 573 . Il serait alors possible d’établir un critère de jugement économique de portée universelle. Ainsi, « pour tout individu et pour la communauté, le critère de la valeur est la continuation du processus de la vie, c’est-à-dire le fait de continuer à faire fonctionner les machines. C’est ce que nous avons effectivement fait à toutes les époques et c’est ce que nous devons continuer à faire et à faire toujours mieux – mieux d’un point de vue technologique – si tant est que nous voulions poursuivre et surpasser les réussites déjà accomplies » 574 [Ayres, 1944, p. 230]. Tel que le conçoit Ayres, le rôle des économistes est d’appliquer ce « critère de la valeur » ou « critère instrumental » dans une perspective normative. C’est là leur « responsabilité idéologique » [Ayres, 1967]. Cela ne signifie pas que la science économique ne doit pas aussi expliquer les phénomènes économiques, mais que, pour reprendre les termes d’Ayres [1918a], son caractère « descriptif » doit répondre à sa finalité « directive ».

De fait, les conceptions épistémologiques d’Ayres le conduisent à modifier substantiellement le contenu du projet scientifique veblenien. Il ne s’agit plus, pour lui, d’élaborer une théorie de l’évolution institutionnelle, mais une « théorie du progrès économique », comme l’indique le titre de son célèbre ouvrage [Ayres, 1944]. Loin d’être secondaire, cette substitution du « progrès » à « l’évolution » et au « changement » est révélatrice d’un important déplacement de perspective. Ayres est d’ailleurs parfaitement conscient des implications de ce choix sémantique. Il affirme ainsi que « la restauration du concept de progrès est effectivement l’un des besoins les plus urgents de la science sociale contemporaine. La vérité est que notre agnosticisme est allé trop loin » 575 [Ayres, 1944, p. 123]. Il s’ensuit que la formulation d’énoncés normatifs ne doit plus être considérée comme « un corollaire [de l’investigation scientifique] d’importance secondaire » [Veblen, 1901, p. 302n.], mais comme la raison d’être de la science. Comme nous allons le voir à présent, ce changement de priorité entre l’explication et la prescription a de facto des conséquences de premier ordre sur l’analyse des phénomènes économiques.

Notes
568.

Ayres a découvert la pensée de Veblen en 1915-16 par l’intermédiaire de Walton Hamilton (celui-là même qui promut le terme « Institutional Economics » dans la science économique américaine [Hamilton, 1919]) dont il fut l’assistant à Amherst College [Rutherford, 2003, p. 616n.]. Ayres affirme n’avoir eu qu’une seule conversation avec Veblen [Ayres, lettre à Louis Junker, 18 juillet 1966, citée par Boyles & Tilman, 1993, p. 1214]. En revanche, il connaissait personnellement Dewey avec lequel il entretint de longues relations épistolaires [Tilman, 1990b].

569.

Nous ne nous prononcerons pas de façon catégorique sur la question de savoir si les thèses d’Ayres sont cohérentes avec celles de Dewey (pour un débat sur ce point, on pourra se reporter à Webb [2002], DeGregori [2003] et Webb [2003]). On peut, toutefois, se demander si en ayant cherché à donner un « contenu substantiel » à la théorie instrumentale de la valeur de Dewey, Ayres n’en est pas venu à lui ôter son caractère « procédural ». Pour Dewey [1938, p. 606], en effet, les jugements de valeur doivent naître et se renouveler dans le processus sans fin de l’enquête scientifique. Cette position semble a priori difficilement conciliable avec le point de vue d’Ayres selon lequel le progrès technique et scientifique serait strictement cumulatif et porteur de « vraies valeurs »qui seraient « transculturelles » [Ayres, 1961, p. 167]. Philip Mirowski [1988, p. 79] affirme à cet égard : « alors que Dewey voulait représenter l’enquête scientifique comme une procédure de questionnement continu, Ayres essayait de la représenter comme l’accumulation d’une connaissance certaine et définitive par le biais de l’accumulation des outils et des artefacts ».

570.

« It represents one phase of the general moral problem. It has special problems of its own – questions of fact about the pecuniary order ; but the question of fact, ‘What is the nature of the economic organization of society  ?’ draws all its significance from the larger question, ‘Wherein ought the existing order to be altered  ?’ » ; « nor can the economist fail to see that the task which devolves upon him demands that he be a student of ethics ex officio ».

571.

Cela rend difficilement compréhensible le fait que, dans ses deux ouvrages suivants, Science : The False Messiah et Holier Than Thou : The Way of the Righteous, publiés respectivement en 1927 et 1929, Ayres non seulement ne mentionne ni Dewey ni Veblen, mais développe une critique de la science qui tranche avec ses positions premières [Ayres, 1918a] qu’il développera dans ses travaux les plus célèbres [Ayres, 1944 ; 1961] (voir Hodgson [2004a, pp. 348-349]).

572.

« The technological process is itself the locus of value ».

573.

« It is the technological continuum which is, and has always been, the locus of value ».

574.

« For every individual and for the community the criterion of value is the continuation of the life-process – keeping the machines running. That is what we have in fact been doing throughout the ages, and that is what we must continue to do and do continually better – technologically better – if we are to continue and exceed the achievements of the past ».

575.

« Indeed, the restoration of the concept of progress is one of the crying needs of contemporary social science. The truth is, our agnosticism has gone too far ».