La théorie ayresienne du progrès socio-économique repose sur une analyse strictement dichotomique. Selon Ayres [1944, p. 98], en effet, il existe dans toute culture deux « systèmes d’activités » : l’ensemble des activités « technologiques », d’une part, et l’ensemble des activités « cérémoniales », d’autre part. Bien que les notions de « technologie » et de « cérémonialisme » occupent une place centrale dans son système de pensée, Ayres échoue à leur donner une définition précise. Il affirme souvent que la « technologie » regroupe « toutes les activités humaines qui impliquent l’usage d’outils – toutes sortes d’outils » [Ayres, 1962, p. vii]. Le problème est qu’il définit parfois les activités « cérémoniales » comme celles qui consistent en « l’utilisation d’outils pour établir des distinctions sociales » [Ayres, 1944, p. 98]. Dans ce cas, l’usage d’outils ne permet évidemment plus de caractériser la « technologie ». Ayres affirme alors qu’elle doit être conçue comme l’ensemble des activités consistant en « l’utilisation d’outils pour faire des choses ». Cette définition demeure néanmoins très vague, dans la mesure où l’idée de « faire des choses [‘to make things’] » l’est également. Enfin, on trouve dans son œuvre d’autres définitions, telles que celle-ci : la « technologie » désigne « l’ensemble des aspects de l’expérience et de l’activité humaines que certains logiciens qualifient d’opérationnels ainsi que le complément entier des artefacts avec lesquels les hommes opèrent » 576 [Ayres, 1961, p. 278]. Selon cette définition, la « technologie » engloberait non seulement les activités qui utilisent des outils pour « faire des choses », mais ces outils eux-mêmes.
En réalité, c’est principalement par le rôle qu’il leur assigne dans le processus de progrès économique qu’Ayres définit la « technologie » et le « cérémonialisme ». De fait, il emploie ces deux termes pour désigner respectivement l’une des « deux forces » à l’œuvre dans chaque culture, à quelque époque que ce soit : d’une part, la force« progressiste, dynamique, productrice de changement cumulatif » et, d’autre part, la force « rétrograde, statique, inhibitrice du changement » 577 [Ayres, 1962, p. vi]. Dans son utilisation des deux notions, la « technologie » regroupe tout ce qui concourt au progrès et le « cérémonialisme » tout ce qui s’y oppose. Dans la première, il situe notamment la connaissance scientifique, le savoir-faire technique et tous les « outils » qui, selon lui, contribuent ou ont contribué au progrès socio-économique, qu’il s’agisse du langage, des livres, des symboles mathématiques ou des pierres taillées de la préhistoire 578 . Ayres [1961, p. 85] rattache également à la « technologie », les « valeurs qui sont vraies et rationnelles ». Ces « vraies valeurs [‘true values’] », parmi lesquelles il range la liberté, l’égalité, la sécurité, l’abondance, l’excellence et la démocratie, seraient, d’après lui, « contenues dans et impliquées par le processus technologique » [Rutherford, 1981, p. 661]. A contrario, il classe dans le « cérémonialisme », « les statuts, les mœurs et les croyances légendaires » [Ayres, 1944, p. 176] et, plus généralement, toutes les valeurs « qui sont irrationnelles et fausses » [1961, p. 85] en ce sens qu’elles ne satisfont pas au « critère instrumentale » de la « continuité technologique » [1944, p. 221]. Or, Ayres [1961, pp. 30-31] associe le concept d’institution à ces « fausses » ou « pseudo valeurs ». à cet égard, il est intéressant de noter que, dès 1930, il écrit dans une lettre adressée à Dewey que « l’antithèse entre la science et la superstition est aussi l’antithèse entre la technologie et les institutions […]. Nous ne pouvons pas plus échapper aux institutions dans notre existence que nous ne pouvons nous libérer des mots et des connotations dans nos pensées. Cependant, nous pouvons comprendre que non seulement une institution n’est pas une bonne chose en soi, mais que c’est en soi une mauvaise chose à laquelle il faut continuellement essayer de se soustraire » 579 [Ayres, lettre à John Dewey, 29 janvier 1930, citée par Tilman, 1990b, p. 966].
Selon Ayres, la « technologie » est donc, par définition, la force de progrès des sociétés, c’est-à-dire une « bonne chose en soi », et les « institutions », la force rétrograde des sociétés, c’est-à-dire une « mauvaise chose en soi ». Il affirme d’ailleurs de façon révélatrice que « le terme ‘institutionnalisme’, en tant qu’il désigne une façon de penser en économie, est singulièrement malheureux, puisqu’il met uniquement l’accent sur ce dont on cherche à se soustraire. […] Le terme ‘instrumentalisme’, en tant qu’il désigne la façon de pensée qui reconnaît le rôle décisif joué par la technologie dans la vie économique, est de loin plus satisfaisant » 580 [Ayres, 1944, pp. 155-156n.]. Dès lors, comme l’ont souligné Walker [1979, p. 535] et McFarland [1986, pp. 617, 622-623], l’analyse ayresienne du rôle de la « technologie » et des « institutions » dans l’évolution socio-économique tient largement de la tautologie, puisque celui-ci est déjà contenu dans la définition des variables.
D’après Ayres [1944, pp. 105-124], toute invention naît d’une combinaison d’outils préexistants. Il tire de ce « principe de combinaison des outils [‘tool-combination principle’] » une « loi de progrès » selon laquelle le nombre d’inventions devrait croître de façon exponentielle. Tel que le conçoit Ayres [1944, p. 118], le progrès technique est un mouvement « inévitable », dans lequel chaque invention, c’est-à-dire chaque nouvelle combinaison, surgit « presque ‘d’elle-même’, souvent de façon complètement anonyme ». Bien que cette conception du progrès technique rejoigne la thèse de Veblen selon laquelle il n’est d’invention qu’incrémentale, elle n’en est pas moins très différente de l’analyse du développement des « arts industriels » élaborée par notre auteur. D’une part, en tant qu’elle implique une forme de déterminisme absolu, l’idée même d’une « loi de progrès » est contraire aux principes vebleniens de la méthode « génétique » (cf. plus précisément le quatrième principe supra chap. 4, 2.2.2.). D’autre part, Veblen et Ayres n’attribuent pas le même rôle aux individus dans leur analyse respective de l’évolution des « arts industriels ». Selon Veblen, l’accumulation des connaissances techniques dérivent des relations d’interdépendance entre l’individu et sa société d’existence (cf. supra chap. 1, 3.1.). Pour Ayres [1944, p. 119], au contraire, la « propension qu’ont tous les dispositifs technologiques à proliférer […] est une caractéristique non des hommes mais des outils » 581 . De façon générale, l’individu est totalement absent de l’analyse ayresienne de l’évolution socio-économique. Il estime, en effet, que « les phénomènes culturels (y compris économiques) dérivent exclusivement d’autres phénomènes culturels et ne peuvent être expliqués qu’en termes d’autres phénomènes culturels ». Autrement dit, « dans cette analyse des causes et des effets sociaux, les actes des individus ne sont pas en jeu » 582 [Ayres, 1944, pp. 96-97]. Là où Veblen s’était efforcé d’ouvrir une via media entre l’individualisme et le collectivisme méthodologiques en recourant à la notion d’« habituation » (cf. supra chap. 7, 2.1.1.), Ayres s’est, pour sa part, totalement rangé au principe du collectivisme méthodologique [Hodgson, 2004a, p. 348].
Quant aux institutions, elles ne jouent qu’un rôle de contrainte dans l’analyse ayresienne du progrès socio-économique. Ainsi, « le second principe fondamental du développement économique est que la révolution technologique se déploie de façon inversement proportionnelle à la résistance institutionnelle » 583 [Ayres, 1962, p. xix]. Les institutions ne sont qu’une contre-tendance à la « loi de progrès » qui découle du « principe de combinaison des outils ». Elles sont au mieux suffisamment « permissives » pour ne pas faire obstacle au développement technologique [Ayres, 1944, p. 177]. Contrairement à Veblen, Ayres exclut donc totalement que certaines institutions puissent favoriser le progrès technique. Puisqu’elles sont, par définition, la force rétrograde des sociétés, « il n’existe aucune institution (ou ensemble d’institutions) qui soit ‘adaptée’ à une technologie donnée, si ce n’est de façon négative » 584 [Ayres, 1944, p. 187].
Au total, la finalité « directive » qu’Ayres assigne à la science économique influe fortement sur le contenu de son analyse « descriptive ». Comme le souligne Rutherford [1994, p. 140], « Ayres présente [ses] jugements en des termes qui ne font aucune distinction entre les jugements positifs et les jugements normatifs. Les jugements de valeur sont [pour lui] similaires aux jugements scientifiques ». De fait, en donnant aux concepts de « technologie » et d’« institution » un contenu essentiellement normatif, Ayres a non seulement rompu avec la signification que Veblen donnait à ces notions, mais il a, de façon générale, largement renoncé à poursuivre son projet scientifique visant à l’élaboration d’une théorie positive de l’évolution institutionnelle.
« That whole aspect of human experience and activity which some logicians call operational, and […] the entire complement of artifacts with which mankind operates ».
« One [force] progressive, dynamic, productive of cumulative change ; the other counter-progressive, static, inhibitory of change ».
Comme nous l’avons déjà noté (supra chap. 1, 1.3.), Ayres rejette le point de vue de Veblen, selon lequel la science et la « technologie » devraient être considérées distinctement. Selon Ayres [1961, p. 257], elles sont « indissociables », au sens où « la science est l’aspect ‘savoir’ de la technologie, et la technologie est l’aspect ‘faire’ de la science » [nous ajoutons les guillemets]. Sur ce point, John Fagg Foster [n.d., p. 912] s’est rangé à la thèse de son ancien professeur, en considérant que « la technologie est simplement l’application de la théorie physique scientifique ». Cette conception pose problème en ce qu’elle implique que l’apparition de la science a précédé celle des techniques, ce qui est faux d’un point de vue historique. Nous reviendrons sur ce point dans la Conclusion générale de notre travail (3.).
« The antithesis between science and superstition is also the antithesis between technology and institutions […]. We can’t get away from institutions in living any more than we can get away from words and connotations in thinking ; but we can realize that an institution is not only not a good thing in itself : in itself it is a bad thing from which we are bound to try perpetually to redeem ourselves ».
« As a designation of a way of thinking in economics the term ‘institutionalism’ is singularly unfortunate, since it points only at that from which an escape is being thought. […] As a designation of the way of thinking which recognizes the decisive part played by technology in economic life the term ‘instrumentalism’ is far more satisfactory ».
« [The] propensity of all technological devices to proliferate […] is a characteristic not of men but of tools ».
« Cultural phenomena (including the economic) derive exclusively from other cultural phenomena and can be explained only in terms of other cultural phenomena » ; « in this analysis of social causes and effects the acts of individual men are not at issue ».
« The second basic principle of economic development is that the technological revolution spreads in inverse proportion to institutional resistance ».
« There is no such as an institution (or a set of institutions) that is ‘appropriate’ to a given technology in any but a negative sense ».