2.2.1. L’évolution de la théorie institutionnaliste du progrès socio-économique : vers une reformulation veblenienne de la dichotomie ayresienne

L’influence qu’Ayres a exercée sur l’institutionnalisme tient pour beaucoup au rôle joué par l’un de ses anciens doctorants, John Fagg Foster, dans la diffusion de sa pensée. Si celui-ci a très peu publié, il a, en revanche, réussi à créer une véritable « tradition orale » au sein du mouvement institutionnaliste, à travers les cours qu’il a dispensés à l’Université de Denver, entre 1946 et 1976 [Waller, 1982, p. 764 ; Tool 2000, p. x]. Nombre d’institutionnalistes contemporains parmi les plus importants, tels Gladys Foster, Louis J. Junker, Edythe S. Miller, T. Baldwin Ranson et, surtout, Marc R. Tool et Paul Dale Bush, ont ainsi été fortement influencés par ses idées 585 . Bien que Foster se soit employé à transmettre l’héritage intellectuel d’Ayres, il serait erroné de le considérer comme un simple épigone. En effet, il a lui-même largement contribué à amender certaines des thèses de son ancien professeur. Foster et ses élèves ont ainsi reformulé la dichotomie ayresienne en des termes qui se sont avérés beaucoup plus conformes à la conception veblenienne du progrès socio-économique. Dans l’ensemble, ce retour (partiel) aux positions de Veblen n’a pas procédé d’une démarche délibérée puisque leurs auteurs sont, pour l’essentiel, demeurés fidèles à l’interprétation ayresienne de celui-ci (cf. supra 1.2.2. dans ce chapitre). Autrement dit, ce que nous interprétons comme une certaine reformulation veblenienne de la dichotomie ayresienne n’a, le plus souvent, pas été pensé comme telle par les économistes qui en sont à l’origine. Ceux-ci ont généralement cherché à dépasser les limites de ce qu’ils considéraient être la « dichotomie veblenienne et ayresienne » entre les « institutions » et la « technologie ».

Foster et ses disciples ont donné aux concepts d’« institution » et de « technologie » une signification différente de celle que leur avait assignée Ayres. Là où celui-ci concevait les « institutions » de façon essentiellement normative, comme l’expression de valeurs « irrationnelles et fausses », Foster [1972, pp. 939-940 ; n.d., pp. 907-908] leur redonne un contenu positif en les définissant comme « des modèles prescrits de comportements humains corrélés » 586 . En même temps qu’elle constitue une prise de distance avec la dichotomie ayresienne, cette définition renoue avec le point de vue de Veblen, selon lequel le concept d’institution n’a pas en soi de portée normative. Ce constat vaut aussi pour Marc R. Tool et Paul Dale Bush qui, de leur propre aveu, ont tiré leur définition de l’institution des travaux de Foster [Tool, 1979, p. 74 note 3 ; Bush, 1983, p. 63 note 4]. Ainsi, pour Tool [1979, pp. 73-74], « le terme institution désigne tout modèle prescrit ou proscrit de comportements ou d’attitudes corrélés, largement admis au sein d’un groupe de personnes organisé pour poursuivre un but particulier » 587 . Quant à Bush [1983, p. 36 ; 1987, p. 1076], il affirme qu’« une ‘institution’ peut être définie comme un ensemble de modèles socialement prescrits de comportements corrélés » 588 . Foster et, à sa suite, Tool et Bush ont donc, tous trois, rejeté la définition éminemment normative des institutions qui était celle d’Ayres, au profit d’une définition positive, c’est-à-dire neutre d’un point de vue axiologique. En d’autres termes, ils considèrent que les institutions ne sont pas une « bonne » ou une « mauvaise chose en soi ».

Foster estime que l’existence d’institutions est indispensable à toute société. Selon lui, « il faut réaffirmer que la continuité du processus social (y compris le processus économique) est assurée presque entièrement à travers ce que l’on appelle les institutions » 589 [Foster, 1972, pp. 939-940]. Cela tient à ce que « l’homme est, de fait, une créature sociale : l’individu corrèle nécessairement son comportement avec celui des autres personnes » 590 [Foster, 1969, p. 859]. Cette conception réhabilite la thèse veblenienne selon laquelle les institutions sont un facteur essentiel de structuration des rapports sociaux et partant le fondement de toute société humaine (cf. supra chap. 6, 1.2.2.). De plus, Foster réintroduit l’individu dans l’analyse de l’évolution socio-économique, d’où Ayres l’avait exclu. Ainsi, il ne s’agit plus d’expliquer les phénomènes culturels par d’autres phénomènes culturels, mais de comprendre les relations d’interdépendance qui se nouent entre l’individu et la société dans laquelle il vit. Pour Foster, ce sont les institutions qui médiatisent toute relation sociale, en corrélant les comportements individuels. Or, d’après lui, chaque institution a deux fonctions distinctes : une « fonction instrumentale » qui soutient « l’activité collective [‘collaborative’] du groupe » et une « fonction cérémoniale » qui « sert à distinguer les personnes et les groupes en des termes dégradants » 591 [Foster, n.d, p. 908]. Alors que la « fonction cérémoniale » des institutions est une force rétrograde, leur « fonction instrumentale » est, en revanche, une force progressiste. À l’instar de Veblen et contrairement à Ayres, Foster soutient donc que les institutions peuvent être un facteur de progrès socio-économique.

Marc R. Tool et Paul Dale Bush ont, là aussi, adopté les positions de Foster. Bush [1987, p. 1079] affirme ainsi que « la structure institutionnelle de toute société contient deux systèmes de valeur : le système cérémonial et le système instrumental, chacun ayant sa propre logique et méthode de validation » 592 . De fait, cette conception est beaucoup plus proche des thèses de Veblen (cf. [1899a, p. 208] cité supra 1.2.2. dans ce chapitre) que de la dichotomie ayresienne. Elle conduit à admettre que non seulement certaines institutions sont génératrices de progrès pour la société, mais qu’elles sont véritablement indispensables à sa survie. C’est bien cette idée que souligne Tool [1979, p. 166] lorsqu’il affirme que nombre d’institutions sont créées pour remplir des « fonctions économiques qui sont essentielles à la continuité du processus de la vie », qu’il s’agisse de la « production industrielle de biens », de la « détermination des parts de revenu », etc.

Au total, le contenu que Foster, Tool et Bush donnent au concept d’institution réhabilite, quoique implicitement et sans doute involontairement, l’approche veblenienne, aux dépens de la perspective ayresienne. Certes, ce retour aux positions de Veblen n’est que partiel. En particulier, comme le souligne Hodgson [2004a, p. 376], Foster et ses élèves mettent beaucoup plus l’accent que Veblen sur le caractère délibéré de la formation des institutions et, a contrario, négligent les phénomènes d’émergence qui sont au cœur de sa théorie du changement institutionnel (cf. supra chap. 7, section 1). Foster [1948, p. 933] affirme ainsi que « les modèles de relations humaines que nous appelons institutions sont ‘constitués’ d’actions et d’attitudes habituelles, mais ne sont pas déterminés par l’habitude. Leur détermination est affaire d’actions orientées et délibérées. L’habituation suit ; elle ne précède pas » 593 . Il ne fait aucun doute que cette remarque vise tout particulièrement Veblen. En effet, nous avons déjà noté (supra chap. 7, 2.1.2.) que Foster lui reprochait son incapacité à intégrer théoriquement les comportements délibérés des individus dans son analyse de la dynamique institutionnelle. Bien que cette critique soit mal fondée, il n’en est pas moins vrai que Veblen n’a traité que de façon superficielle du rôle des actions délibérées dans la formation de nouvelles institutions (cf. supra chap. 7, 2.2.2.). Cependant, le fait de considérer, à l’inverse, que toutes les institutions sont le produit d’un choix délibéré ou, comme le dit Tool [1979, p. 166], qu’« elles sont créées pour servir des buts et des fonctions divers », n’est sans doute pas très pertinent pour expliquer la formation de certaines institutions, telles que « la propriété privée », « la famille » ou « la concurrence » [Foster, n.d., p. 908]. Quoi qu’il en soit, ces divergences de vue ne suffisent pas à remettre en cause l’idée que la redéfinition du concept d’institution opérée par Foster, Tool et Bush constitue de facto une reformulation de la dichotomie ayresienne dans une perspective plus conforme aux conceptions de Veblen.

Cette idée vaut aussi pour l’autre membre de la dichotomie, c’est-à-dire la notion de « technologie ». Là encore, Foster et ses disciples se sont employés à redonner un contenu positif à ce concept qu’Ayres avait appréhendé dans une perspective strictement normative. Pour Foster, le développement technologique n’est pas, en soi, synonyme de progrès. Il affirme ainsi que « la technologie ne donne pas les réponses aux problèmes sociaux ; il donne naissance aux problèmes sociaux » 594 [Foster, 1972, p. 941]. Cette assertion doit être considérée à la lumière de la « théorie de l’ajustement institutionnel » qu’il a développée tout au long de sa carrière. Cette théorie du progrès socio-économique propose une approche normative de résolution des « problèmes sociaux » qui se veut scientifiquement fondée. Foster [n.d., p. 910] définit « un problème social » comme une situation dans laquelle « une structure institutionnelle ne remplit pas ses fonctions instrumentales aussi bien qu’elle le pourrait ». Il s’ensuit que « les réponses aux problèmes sociaux doivent prendre la forme d’ajustements institutionnels » 595 . Plus précisément, la résolution de ces problèmes exige que l’on ajuste la structure institutionnelle aux conditions technologiques, de sorte à établir une « corrélation efficace sous le rapport instrumental »entre les aspects institutionnels et technologiques du problème [Foster, 1948, p. 932]. Cette théorie du progrès se distingue de celle d’Ayres en ce qu’elle ne considère pas le développement technologique comme une condition suffisante à l’amélioration des conditions socio-économiques. Si l’on veut « maximiser l’expérience de la vie » [Foster, n.d, p. 913], alors il est nécessaire d’ajuster la structure institutionnelle à l’état des « arts industriels ». Là encore, les positions de Foster sont beaucoup plus proches des conceptions de Veblen (cf. supra 1.2.2. dans ce chapitre) que de la perspective ayresienne selon laquelle il faudrait, autant que possible, éliminer les institutions de la société. Pour Foster, promouvoir le progrès socio-économique n’implique nullement, comme l’affirme Ayres, de « se soustraire » aux institutions, mais d’améliorer leur fonction instrumentale conformément au développement technologique, sans déstabiliser l’ensemble de la structure institutionnelle de la société 596 .

Les élèves de Foster ont franchi un pas supplémentaire important dans le sens d’une réhabilitation des thèses de Veblen en rattachant la question du progrès à celle de la connaissance. Ainsi, d’après Tool [1979, p. 166], c’est « l’utilisation instrumentale de la connaissance » qui permet « la continuité de la vie humaine et la re-création non dégradante de la communauté [‘the noninvidious re-creation of community’] ». Les conceptions de Bush sont encore plus significatives de ce retour aux positions de Veblen, puisqu’il analyse le progrès socio-économique en des termes qui correspondent assez précisément à la distinction opérée par celui-ci entre la connaissance technique et la connaissance pragmatique. Dans les travaux de Bush [1983 ; 1987 ; 1989], cette distinction prend la forme d’une opposition entre « la logique du système de valeur instrumentale » et « la logique du système de valeur cérémoniale ». Il affirme ainsi que « les valeurs cérémoniales corrèlent les comportements à travers les institutions en fournissant les critères de jugement pour les distinctions dégradantes, lesquels prescrivent les statuts, les privilèges différentiels et les relations du type maître – serviteur et légitiment le pouvoir qu’une classe sociale exerce sur une autre » [Bush, 1987, p. 1079]. En ce qu’elles cautionnent les rapports de domination dans la société et, partant, permettent d’asseoir les « intérêts établis » de certains groupes d’individus, les « valeurs cérémoniales » sont étroitement liées à la notion veblenienne de « connaissance pragmatique » (cf. supra chap. 1, section 4). Inversement, « les valeurs instrumentales corrèlent les comportements en fournissant les critères de jugement par lesquels les outils et les compétences sont employés à l’application de la connaissance justifiée par l’expérience aux processus de résolution des problèmes de la communauté » 597 [Bush, 1987, p. 1080]. Telles que Bush les caractérise, les « valeurs instrumentales » peuvent être interprétées comme une incitation à l’utilisation de la connaissance technique en vue de l’accroissement du « bien commun ».

Bush considère donc, à l’instar de Veblen, que la question du progrès socio-économique est un problème d’utilisation de diverses formes de connaissances au service de différentes fins (cf. supra 1.2.2. dans ce chapitre). En particulier, sa notion d’« encapsulation cérémoniale du fonds de connaissance » [Bush 1983 ; 1987 ; 1989] fait clairement écho à la thèse de Veblen selon laquelle le savoir technique de la société constitue un « moyen d’action efficace » qui peut être mal employé et / ou utilisé pour satisfaire des intérêts privés aux dépens du « bien commun » 598 . Dès lors, les moyens que préconise Bush pour accroître le progrès socio-économique sont semblables à ceux définis par Veblen, c’est-à-dire que la société doit se doter d’institutions propices à l’accumulation et à l’utilisation des connaissances techniques et qu’elle doit se défaire des institutions qui incitent au développement et à l’emploi des connaissances pragmatiques. Bush [1989, pp. 455-456] formule cette idée dans les termes suivants : « [le] changement institutionnel ‘progressiste’ […] implique un changement dans la structure de valeurs des institutions, tel que la dominance des valeurs légitimées de façon cérémoniale dans la corrélation des comportements se réduise, permettant à la connaissance jusqu’alors ‘encapsulée’ dans des modèles cérémoniaux de comportements d’être ‘incarnée’ dans des modèles instrumentaux de comportements. Ce procès permet à la communauté d’étendre le processus d’évaluation instrumentale à un champ plus vaste d’activités de résolution des problèmes » 599 .

En définitive, le contenu que Foster, Tool et Bush ont donné aux concepts d’« institution » et de « technologie » a de facto réhabilité l’analyse veblenienne du progrès socio-économique aux dépens de l’approche ayresienne. Plus précisément, les travaux de ces auteurs peuvent être interprétés comme une reformulation de la dichotomie ayresienne en des termes beaucoup plus conformes aux thèses de Veblen. En revanche, leur conception de la science économique et de son objet est demeurée strictement identique à celle d’Ayres. Ainsi, là où Veblen voyait son analyse du progrès socio-économique comme un « corollaire d’importance secondaire » de sa théorie positive du changement institutionnel, Foster et ses disciples considèrent leur approche normative du progrès comme la finalité même de la science économique. Cette conception a, toutefois, été critiquée par d’autres acteurs influents du mouvement institutionnaliste contemporain.

Notes
585.

Cette liste d’anciens étudiants de Foster a été établie par Marc R. Tool [2000] dans sa biographie intellectuelle, Value Theory and Economic Progress : The Institutional Economics of J. Fagg Foster. Cet ouvrage s’appuie sur des notes de cours des étudiants de Foster et sur le recueil de textesédités par T. Baldwin Ranson dans le Journal of Economic Issues, sous le titre « The Papers of J. Fagg Foster » [Foster, 1981].

586.

« Prescribed patterns of correlated human behavior ».

587.

« The term institution means any prescribed or proscribed pattern of correlated behavior or attitude widely agreed upon among a group of persons organized to carry on some particular purpose ».

588.

« An ‘institution’ may be defined as a set of socially prescribed patterns of correlated behavior ».

589.

« It should be reiterated that the social process (including the economic process) is carried on almost altogether through what are called institutions ».

590.

« Man is indeed a social creature : The individual necessarily correlates his behavior with that of other persons ».

591.

Cette définition de la « fonction cérémoniale » des institutions fait évidemment écho à la notion veblenienne de « comparaison dégradante [‘invidious comparison’] ».

592.

« The institutional structure of any society incorporates two systems of value  : the ceremonial and the instrumental, each of which has its own logic and method validation ».

593.

« Patterns of human relationship that we call institutions are ‘made up of’ habitual actions and attitudes, but they are not determined by habit. Their determination is a matter of deliberate and guided action. The habituation follows  ; it does not precede ».

594.

« Technology does not specify the answers to social problems  ; it initiates social problems ».

595.

« What we mean by a social problem is that an institutional structure is not performing its instrumental functions as well as it might ». « Answers to social problems must take the form of institutional adjustments ».

596.

Foster [1948, pp. 933-934] désigne cette idée sous le terme de « principe de dislocation minimale », lequel implique que « toutes les modifications institutionnelles doivent être susceptibles d’être incorporées dans le reste de la structure institutionnelle ».

597.

« Ceremonial values correlate behavior within the institution by providing the standards of judgment for invidious distinctions, which prescribe status, differential privileges, and master-servant relationships, and warrant the exercise of power by one social class over another » ; « instrumental values correlate behavior by providing the standards of judgment by which tools and skills are employed in the application of evidentially warranted knowledge to the problem-solving processes of the community ».

598.

Bush [1987, pp. 1094-1098] reconnaît d’ailleurs lui-même le caractère précurseur des travaux de Veblen dans l’élaboration de ce concept.

599.

« [The] ‘progressive’ institutional change […] involves a change in the value structure of the institution such that the dominance of ceremonially warranted values in correlating behavior is diminished, permitting knowledge previously ‘encapsulated’ in ceremonial patterns of behavior to be ‘embodied’ in instrumental patterns of behavior. This process permits the community to extend the process of instrumental valuing to a broader range of problem-solving activities ».