Conclusion de la quatrième partie

Cette dernière partie visait à proposer une interprétation de l’analyse veblenienne du changement institutionnel et à s’interroger sur les suites que lui ont données les économistes institutionnalistes de la seconde moitié du XXe siècle. Nous avons tout d’abord souligné le caractère très réducteur de l’interprétation courante selon laquelle Veblen expliquerait les mutations institutionnelles qui surviennent dans une société comme le produit d’un déterminisme technologique exogène. En particulier, cette lecture néglige les effets du « contrôle social » qu’exerce, selon notre auteur, le « complexe culturel » de toute société. Or, l’intérêt de l’analyse veblenienne du changement institutionnel réside en grande partie dans la conjugaison dynamique de ces deux types de déterminations, c’est-à-dire des conditions matérielles et techniques vers les institutions et réciproquement.

Nous avons montré que la façon dont Veblen analysait le changement de « logique institutionnelle » dominante dans le « complexe culturel » des sociétés pouvait être interprétée en termes d’« émergence », au sens contemporain de ce concept. Plus précisément, les changements institutionnels apparaissent comme des effets émergents des interactions dynamiques entre les conditions matérielles et techniques, les instincts et les institutions. En outre, ces conséquences imprévisibles de l’évolution socio-économique dérivent principalement des propriétés dynamiques des instincts et des institutions. Cette conception non téléologique du changement ne s’oppose pas à la prise en compte des actions délibérées, qu’elles soient individuelles ou collectives, dans l’analyse. La théorie des comportements humains élaborée par Veblen et les principes de sa méthode « génétique » permettent d’intégrer théoriquement ces actions dans son analyse du changement institutionnel.

Pour l’essentiel, cette analyse n’a pas été poursuivie par les économistes institutionnalistes de la seconde moitié du XXe siècle. L’abandon du projet d’économie « évolutionniste » élaboré par Veblen tient pour beaucoup à la lecture que Clarence E. Ayres a faite de sa pensée. De fait, Ayres a largement réinterprété l’œuvre de Veblen selon ses propres conceptions. Là où celui-ci affirmait que la science n’avait pas vocation à formuler de jugements de valeur, Ayres considère que sa seule finalité est normative. Certes, Veblen a bien développé une analyse normative du progrès socio-économique. Cependant, il la considérait de façon distincte et secondaire par rapport à sa contribution scientifique. En outre, là où Veblen fonde son approche du progrès sur ses conceptions gnoséologiques, Ayres pense le développement des sociétés dans les termes d’une dichotomie entre la technologie et les institutions. Or, en identifiant la technologie à la force progressiste des sociétés et les institutions à leur force rétrograde, Ayres s’est empêché de développer une théorie positive de l’évolution institutionnelle.

Ayres est sans doute l’auteur qui a exercé l’influence la plus forte sur l’orientation du mouvement institutionnaliste d’après-guerre. Cette influence tient notamment au rôle joué par l’un de ses élèves, John Fagg Foster, dans la diffusion de sa pensée. Toutefois, Foster et ses disciples, au premier rang desquels Marc. R. Tool et Paul Dale Bush, se sont employés à reformuler la dichotomie ayresienne. En redonnant un contenu positif aux concepts de « technologie » et d’« institution », ces auteurs ont renoué avec une approche plus conforme aux thèses de Veblen. S’ils ont largement réhabilité l’analyse veblenienne du progrès socio-économique en mettant l’accent sur les « ajustements institutionnels » nécessaires à une utilisation « instrumentale » de la connaissance, ils sont, en revanche, demeurés fidèles à l’épistémologie ayresienne. Or, celle-ci constitue de fait une entrave importante à la poursuite du projet « évolutionniste » de Veblen.