Conclusion générale

Notre ambition était de proposer une reconstruction du système théorique de Thorstein Veblen, visant à en éclairer les principales composantes et à montrer que celles-ci pouvaient être articulées en un ensemble structuré. Nous nous sommes, tout d’abord, attaché à rendre compte des fondements gnoséologiques et épistémologiques de la pensée de Veblen (chap. 1 et 2). Cela nous a permis de mieux comprendre sa critique des théories économiques d’une part, et de mieux saisir le contenu et l’enjeu de son projet scientifique d’autre part (chap. 3 et 4). Après avoir ainsi caractérisé l’objet et la méthode de l’économie « évolutionniste » ou « post-darwinienne » que Veblen appelait de ses vœux, nous avons proposé une lecture de sa théorie des comportements humains fondée sur les concepts d’instinct, d’habitude et d’institution (chap. 5 et 6). Enfin, nous avons montré que son analyse du changement institutionnel pouvait être interprétée en termes d’effets émergents et qu’elle n’excluait pas la prise en compte du rôle des actions délibérées dans la dynamique des institutions (chap. 7).

Il nous semble primordial de clore cette étude en montrant l’intérêt d’une réhabilitation des thèses de Veblen pour l’avenir de l’institutionnalisme contemporain. Comme nous l’avons affirmé dans notre dernier chapitre (chap. 8), nombre d’institutionnalistes contemporains ont abandonné son projet « évolutionniste ». De fait, les économistes qui ont adopté les principes de l’épistémologie ayresienne ont laissé l’affirmation de leurs jugements de valeur prendre le pas sur l’élaboration d’une théorie positive de la dynamique des institutions. Ainsi, ont-ils largement sacrifié leurs ambitions scientifiques à des fins normatives. Cette orientation est allée de pair avec un repli sur soi du mouvement institutionnaliste autour de la dite « dichotomie », que ce soit dans sa formulation ayresienne ou dans celle que lui ont donnée Foster et ses « disciples ». Dans un article intitulé « Institutional Economics after One Century », Warren J. Samuels [2000] critique vivement cette tendance à laquelle il impute, pour partie, la « situation fâcheuse [‘predicament’] » dans laquelle se trouve l’institutionnalisme contemporain 615 . De même, Yngve Ramstad [1995, p. 1003], l’un des tenants de la tradition commonsienne, affirme que l’importance donnée à la « dichotomie » dans le mouvement institutionnaliste contemporain a empêché le développement d’échanges fructueux avec d’autres courants de pensée « hétérodoxes ». Selon lui, de nombreux économistes auraient renoncé à s’impliquer dans les organisations institutionnalistes, comme l’Association For Evolutionary Economics (AFEE) ou l’Association For Institutional Thought (AFIT), dans la mesure où « ils avaient dans l’idée que l’acceptation de la dichotomie était un ‘test décisif’ pour s’identifier comme un économiste institutionnaliste ».

C’est à la lumière de ce tableau pessimiste quant à l’avenir même de l’institutionnalisme historique, qu’il faut comprendre l’affirmation récente de Geoffrey M. Hodgson [2004], selon laquelle il est nécessaire de « commencer la reconstruction de l’économie institutionnaliste » sur la base des principes de « l’institutionnalisme veblenien ». Nous adhérons pleinement à ce projet dont la réussite dépendra notamment de la capacité des institutionnalistes contemporains à jeter des ponts avec d’autres courants de pensée. De fait, ce mouvement d’ouverture a déjà été amorcé, que ce soit en direction de la « Nouvelle économie Institutionnelle » [Rutherford, 1994], de l’école autrichienne [Samuels, 1989 ; Garrouste, 1995 ; Dulbecco & Dutraive, 2001 ; 2002] ou dans une perspective plus éclectique [Hodgson, 2004, pp. 399-451]. L’objet de la présente conclusion est d’ouvrir une autre piste dans la perspective de cette « reconstruction » de l’institutionnalisme historique. Elle vise à montrer que l’analyse veblenienne de l’accumulation des connaissances techniques pourrait fournir un cadre approprié à une convergence entre l’institutionnalisme et l’économie évolutionniste contemporaine qui s’est développée à la suite des travaux de Nelson & Winter [1974 ; 1982] 616 . La plupart des économistes qui se revendiquent de ce courant de pensée n’ont, au moins jusqu’à très récemment, pas manifesté d’intérêt à l’égard des thèses de Veblen (1.). Pourtant, l’économie veblenienne et la pensée évolutionniste contemporaine reposent sur des fondements méthodologiques similaires, bien qu’elles divergent quant à leur niveau d’analyse respectif (2.). Or, c’est précisément cette différence qui nous permet d’envisager des complémentarités fructueuses entre ces deux approches, en vue d’analyser le développement économique fondé sur l’accumulation de connaissances (3.).

Notes
615.

Samuels [2000, p. 309] a des mots très durs à l’encontre des institutionnalistes auxquels il reproche de s’être « trop engagés dans des débats sectaires, étroits et à courte vue [‘narrow and myopic sectarian disputation’] ».

616.

Pour l’essentiel, nous reprenons ici l’argumentation que nous avons développée dans Brette [2003b].