Les analyses contemporaines des déterminants de la croissance tendent, de façon générale, à souligner l’importance des connaissances techniques dans les performances économiques des nations. Par ailleurs, « l’inscription sociale de l’innovation » apparaît de plus en plus comme une caractéristique majeure du progrès technique [Centre Saint-Gobain pour la recherche en économie, 2002]. Bien que l’on puisse donner différents contenus à cette notion, elle exprime, a minima, le fait que les connaissances sont des biens économiques particuliers dont le caractère non-rival est à l’origine d’externalités positives au niveau local, sectoriel, national, voire international. La dimension sociale de l’innovation s’exprime donc déjà dans la nature cumulative des connaissances techniques. Cette idée n’est évidemment pas étrangère à la thèse de Veblen selon laquelle le développement économique de toute société dépend de sa capacité à accumuler des connaissances techniques. Ken McCormick [2002] a ainsi montré que la théorie de la croissance endogène avait implicitement renoué avec certaines des idées de Veblen, sans toutefois épuiser son analyse du progrès technique. En effet, la fonction de production de connaissances utilisée dans les modèles de croissance endogène, s’avère incapable d’intégrer la thèse de notre auteur selon laquelle le développement technologique d’une société est étroitement lié à son évolution culturelle. Réduire l’accroissement du stock de connaissances d’un pays à une fonction des connaissances déjà produites d’une part, et de la quantité de capital humain consacrée à la recherche d’autre part (voir notamment Romer [1990] et Jones [1995]) 617 , exclut de l’analyse la plupart des déterminants institutionnels et des contingences historiques propres au développement technologique. Loin d’être secondaire, cette limite touche au fondement même de l’économie standard contemporaine. Selon Blaug [1999b, p. 258,], le principal trait distinctif de l’« orthodoxie » telle qu’elle s’est développée depuis la Seconde Guerre mondiale est son adhésion inconditionnelle au formalisme, c’est-à-dire « non seulement une préférence mais une préférence absolue pour la forme d’un argument économique plutôt que son contenu » [nous soulignons] 618 . Or, de fait, cette exigence formelle fait peser de très fortes contraintes sur le contenu des théories dans la mesure où tout argument (historique, sociologique, ou autre) qui n’est pas susceptible d’être exprimé mathématiquement n’est pas jugé digne d’intérêt pour l’économiste [Dow, 2000, p. 160]. En particulier, l’adhésion scrupuleuse de l’économie standard au formalisme mathématique détermine la façon dont elle absorbe les idées « hétérodoxes » ou, au contraire, les raisons pour lesquelles elle se refuse à les intégrer. Cette contrainte se vérifie notamment dans la formulation des hypothèses comportementales relatives aux agents économiques. Ainsi, « bien que de nombreux économistes orthodoxes élèvent des objections contre l’idée selon laquelle un homme économique rationnel saisirait l’essence de la nature humaine, l’exigence de produire quelque exposé mathématique les ramène directement à cet homme économique rationnel » [Dow, 2000, p. 166]. Les théories de la croissance endogène ne font pas exception de ce point de vue, puisque le principal apport qu’elles revendiquent est d’expliquer la croissance économique comme le produit d’un progrès technique issu du comportement rationnel d’agents maximisant une fonction objectif [Jones, 1995, p. 779]. À lui seul, l’impératif formel de l’économie standard contemporaine suffit donc à compromettre sa capacité à tirer parti de l’analyse veblenienne du développement technologique.
Or, il est fort intéressant de constater que les critiques formulées par McCormick [2002] à l’encontre des théories de la croissance endogène recoupent largement celles émises par les théoriciens évolutionnistes contemporains. Ainsi, dans son analyse des relations entre la croissance économique et celle des connaissances, Stanley Metcalfe [2002] se montre très sceptique quant à la capacité d’une fonction de production de connaissances à appréhender de façon pertinente le processus d’accumulation du savoir technique (voir aussi Verspagen [1998] et Nelson [1998]). En outre, le cadre d’analyse évolutionniste qu’il s’emploie à définir est cohérent avec quelques-uns des principes vebleniens les plus fondamentaux : la nécessité de ne pas enfermer l’analyse dans des frontières disciplinaires trop rigides, l’importance des institutions pour comprendre les changements structurels du capitalisme et le rejet d’une approche de la croissance fondée sur l’équilibre, au profit d’une analyse véritablement dynamique qui concevrait le développement historique comme un processus cumulatif, source d’effets émergents et donc indéterminé. Or, malgré ces points de convergence importants, Stanley Metcalfe ne fait aucune référence à Veblen. Parmi les économistes dont pourrait s’inspirer avec profit une théorie évolutionniste des relations entre la croissance et les connaissances, Metcalfe cite Arthur Burns, Simon Kuznets, Allyn Young et, au premier chef, Joseph Schumpeter. Plus généralement, ce dernier apparaît bien comme la figure tutélaire de la pensée évolutionniste moderne telle qu’elle s’est développée depuis les années 1970 (voir Nelson & Winter [1974]), tout particulièrement lorsqu’elle a trait à la question du développement technologique [Rosenberg, 1982, p. 106]. Dans leur ouvrage devenu classique, Nelson & Winter [1982] qualifient d’ailleurs leur approche de « néo-schumpeterienne ». En revanche, nulle mention n’est faite de Veblen lorsqu’ils identifient « les alliés et les antécédents de la théorie évolutionniste », bien que certains des économistes qu’il a influencés, tels John Kenneth Galbraith, soient cités 619 [Nelson & Winter, 1982, chap. 2]. De même, dans son « historiographie du progrès technique », pourtant très documentée, Nathan Rosenberg [1982, pp. 3-33] ne fait aucune référence à la pensée veblenienne.
Il n’est pas dans nos ambitions d’expliquer ici les raisons pour lesquelles Veblen n’a pas été admis au panthéon des précurseurs de la pensée évolutionniste contemporaine 620 , mais plutôt de montrer que celle-ci pourrait avantageusement tirer parti de son œuvre. En effet, le quasi oubli dans lequel Veblen a longtemps été tenu par la théorie évolutionniste moderne peut surprendre dans la mesure où il fut précisément l’un des premiers à vouloir faire de l’économie une « science évolutionniste » [1898a]. Toutefois, la nécessité d’établir des ponts entre, d’une part, les fondateurs de l’institutionnalisme (au premier chef, Veblen et Commons) et leurs héritiers intellectuels et, d’autre part, les artisans de l’évolutionnisme contemporain, est apparue de plus en plus évidente ces dernières années. La European Association for Evolutionary Political Economy a, en particulier, joué un rôle déterminant en la matière (cf. notamment les ouvrages édités par Delorme & Dopfer [1994], Garrouste & Ioannides [2001] et Hodgson [2002b]). Dans un article récent, Richard Nelson [2002] s’est lui aussi prononcé pour un rapprochement entre ces deux traditions de pensée, en soulignant que la théorie évolutionniste de la croissance se devait d’accorder une place beaucoup plus grande qu’elle ne l’a fait jusqu’alors aux institutions, auxquelles Nelson préfère le terme de « technologies sociales », et à leurs interactions avec le développement technologique (i.e. « les technologies physiques »).
C’est précisément dans la perspective d’un tel rapprochement que s’inscrit notre présente démarche. Dans la mesure où notre but est de montrer que l’analyse veblenienne de l’accumulation des connaissances techniques pourrait offrir un cadre approprié à une convergence entre l’institutionnalisme historique et l’évolutionnisme contemporain, il convient de s’interroger sur la compatibilité de la méthodologie respective de Veblen et des théoriciens évolutionnistes contemporains.
Le modèle de Jones [1995] se distingue principalement de celui de Romer [1990] par le fait qu’il tient compte de l’existence d’externalités négatives de duplication dans le processus d’innovation et qu’il relâche l’hypothèse de Romer relative à l’ampleur des rendements externes de la connaissance, dans le secteur de la R & D. Les conclusions du modèle s’en trouvent fortement modifiées, notamment du point de vue de l’impact sur le taux de croissance de long terme des politiques publiques de soutien à l’innovation.
Comme le note Hodgson [2002c, p. xvii], « les économistes institutionnalistes et évolutionnistes n’ont pas totalement rejeté l’outil mathématique, mais ont critiqué la tendance du courant dominant [‘mainstream’] à être absorbé dans la technique mathématique pour elle-même ». Ainsi, Nelson & Winter [1982, pp. 46-48] considèrent qu’il existe deux modes de théorisation étroitement complémentaires : d’une part « la théorisation appréciative » qui est une forme d’abstraction, généralement verbale, visant à rendre compte de façon relativement détaillée de données empiriques précises, et d’autre part « la théorisation formelle » qui prend souvent, mais pas nécessairement, une forme mathématique et dont l’objet est de trouver, explorer et étendre des relations logiques entre des variables clairement spécifiées. Cette position est réaffirmée par Nelson [1995 ; 1998].
Bien qu’elle ne donne lieu à aucun développement, on relèvera également la remarque suivante dans une note du dernier chapitre de l’ouvrage : « sur les questions relatives à l’évolution du système [social] envisagé plus largement, nous convergeons en grande partie avec la tradition plus ancienne de la pensée évolutionniste en économie qui s’est principalement intéressée à l’évolution institutionnelle – une tradition entretenue aujourd’hui par l’Association for Evolutionary Economics et sa revue, The Journal of Economic Issues » [Nelson & Winter, 1982, p. 404n.].
Hodgson [1998f, p. 164] constitue, à cet égard, une exception notable, lorsqu’il affirme : « bien que Nelson et Winter aient omis de reconnaître son influence, Veblen est une référence plus opportune que Schumpeter pour la redécouverte et le développement de l’analogie biologique dans les années 1980 et 1990 ».