2. La pensée veblenienne à la lumière de l’évolutionnisme contemporain : une tentative d’intégration méthodologique

Toute mise en perspective de l’évolutionnisme contemporain pose d’emblée la question de son unité, dans la mesure où la définition des caractéristiques distinctives de ce corpus théorique ne fait pas consensus (voir, entre autres, Nelson [1995, pp. 54-56], Baslé, Delorme, Le Moigne & Paulré [1997], Delorme [1997], Hodgson [1998f], Dosi & Winter [2003]). En particulier, la prééminence donnée à l’analogie biologique [Hodgson, 2002a] ou à l’auto-organisation [Foster, 1997 ; Witt, 1997 ; Paulré, 1997a], comme cadre fédérateur de l’évolutionnisme, est source de nombreux débats. Il est toutefois possible de définir les principaux traits de l’économie évolutionniste contemporaine sans entrer dans cette controverse, en se situant à un niveau de généralité suffisamment élevé.

La principale caractéristique des théories évolutionnistes est d’analyser les phénomènes économiques en tant qu’ils s’inscrivent dans un processus d’évolution. Comme le résument Dosi & Winter [2003, p. 386], « la dynamique avant tout !’ : tel est l’impératif méthodologique que les théories évolutionnistes devraient partager en dépit de différences plus substantielles relatives à d’autres hypothèses ». Il est inutile d’insister sur le fait que Veblen partage pleinement cette idée. Cependant, du fait de son caractère très général, elle ne suffit à définir précisément ni l’approche contemporaine ni celle de Veblen. Pour cela, il convient de préciser la conception que l’une et l’autre se font de l’évolution. Pour Veblen, celle-ci doit être pensée comme un processus non téléologique de causalité cumulative. Comme nous l’avons déjà souligné (supra chap. 4, 2.2.2.), cette conception de l’évolution fait de lui l’un des principaux précurseurs du concept de « dépendance vis-à-vis du sentier [‘path dependence’] ». Par ailleurs, elle le conduit à rejeter toute forme de déterminisme absolu, à l’exception du « principe de détermination » selon lequel « tout événement à une cause » [Hodgson, 2002a]. Cette position méthodologique implique que Veblen adhère à une « approche en système ouvert », selon laquelle les frontières du système étudié et les relations entre les variables qui le constituent ne sont pas considérées comme prédéterminées. Enfin, Veblen conçoit son principal objet d’étude, c’est-à-dire la société, comme un système complexe doté de propriétés d’émergence.

Les économistes évolutionnistes contemporains adhèrent généralement à tous ces principes méthodologiques. Ainsi, selon Robert Delorme [1997, pp. 98-99, 111], l’approche évolutionniste se définit avant tout par sa référence à la notion de « processus ouvert », c’est-à-dire non téléologique. De fait, les théories évolutionnistes contemporaines décrivent généralement des dynamiques en déséquilibre, dont la complexité exclut que l’on puisse en spécifier l’issue ex ante [Nelson, 1995]. En outre, le caractère imprévisible et potentiellement sous-efficient de l’évolution, notamment dans le domaine technologique, tient, selon eux, à des phénomènes de « dépendance vis-à-vis du sentier » et à des processus de « verrouillage » induits par l’impact cumulatif de « petits événements historiques » [David, 1985 ; Arthur, 1989]. Au total, Veblen et les évolutionnistes contemporains partagent donc cette idée fondamentale que l’histoire compte et qu’elle ne relève ni d’un processus totalement déterministe, ni d’une simple succession d’événements aléatoires [Nelson, 1995, pp. 54-56 ; Paulré 1997b, pp. 256-258]. De plus, certains auteurs ont souligné l’importance de la notion d’émergence pour l’économie évolutionniste contemporaine [Dosi & Winter, 2003, p. 388]. À cet égard, il est intéressant de noter que l’on trouve parmi eux à la fois des auteurs qui souhaitent fédérer l’évolutionnisme autour du thème de l’auto-organisation (Paulré [1997a] par exemple) et d’autres qui, au contraire, soulignent la capacité englobante de l’analogie biologique (Hodgson [1997b ; 1998f, pp. 164-165]).

Par ailleurs, Veblen et les évolutionnistes contemporains se rejoignent sur l’idée selon laquelle l’hypothèse de rationalité optimisatrice de l’économie standard ne constitue pas un fondement pertinent pour la théorie économique. Néanmoins, la comparaison se heurte, là encore, au manque d’unité de l’économie évolutionniste contemporaine. Ainsi, selon Dosi & Winter [2003, p. 399], « différents courants de pensée ‘évolutionniste’ partagent l’hypothèse de limites pesant sur la rationalité des agents. Généralement, cela signifie simplement que ces derniers sont moins omniscients que Dieu le père (ou que les dieux locaux, à savoir les créateurs du modèle considéré). Mais, au-delà de cet accord général, il ne nous semble pas exister de réel consensus sur la question des limites et de ce qu’elles impliquent ». Aussi la question des fondements comportementaux et cognitifs apparaît-t-elle comme un enjeu majeur pour l’avenir de l’évolutionnisme. En particulier, il semble probable que les théoriciens évolutionnistes s’attachent, dans un futur proche, à concilier l’individualisme méthodologique de l’approche pionnière de Nelson & Winter [1982], avec de solides hypothèses quant aux modes d’interaction sociale des individus [Arena & Lazaric, 2003, pp. 350-351 ; Dosi & Winter, 2003, pp. 401-402]. Or, de ce point de vue, la théorie des comportements humains élaborée par Veblen offre des pistes intéressantes. En effet, comme nous l’avons noté (supra chap. 7, 2.1.1.), sa notion d’« habituation » permet d’ouvrir une via media entre l’individualisme et le collectivisme méthodologiques. Sa théorie de l’habitude pourrait donc constituer une source d’inspiration importante pour la définition des hypothèses comportementales de l’économie évolutionniste contemporaine. Par ailleurs, si certains aspects de sa théorie des instincts sont incontestablement obsolètes (au premier chef, ses fondements « racialistes »), d’autres, en revanche, pourraient être intégrés dans un cadre d’analyse contemporain. En effet, en tant qu’il désigne des propensions à l’action, c’est-à-dire des incitations internes à l’individu qui le poussent à satisfaire certains désirs généraux, le concept d’instinct pourrait, nous semble-t-il, trouver sa place dans une théorie contemporaine des comportements humains. En particulier, les instincts définissent une pluralité de mobiles comportementaux à même de fonder une théorie de l’hétérogénéité des agents. Or, comme le souligne Paulré [1997b, p. 260], « la diversité des comportements des agents est un élément central de l’approche évolutionniste » (voir aussi Dosi & Winter [2003, p. 387]). Enfin, rappelons que le concept d’instinct a été réhabilité par certains psychologues évolutionnistes et des spécialistes en neurosciences [Cosmides & Tooby, 1994 ; Twomey, 1998 ; Hodgson, 1998a, p. 177 ; 2004a, pp. 401-403 ; Cordes, 2004].

Parce qu’elle transcende l’opposition collectivisme versus individualisme méthodologiques et parce qu’elle reconnaît l’existence d’une pluralité de mobiles comportementaux potentiellement contradictoires, la théorie veblenienne des comportements humains est, pensons-nous, conciliable avec l’évolutionnisme contemporain. Elle satisfait, en particulier, aux exigences définies par Coriat & Dosi [2002, pp. 110-112] dans leur tentative de rapprochement des programmes de recherches évolutionniste et régulationniste. En effet, il convient, selon ces auteurs, de reconnaître « l’enchâssement institutionnel des comportements sociaux » (ce qui est évidemment le cas de l’analyse veblenienne) sans tomber dans un « fonctionnalisme rénové ». Or, si Veblen a parfois tendance à céder à ce fonctionnalisme, par exemple à travers le portrait qu’il brosse de l’homme d’affaires typique du capitalisme moderne, il n’est pas inhérent à son appareil analytique. Celui-ci permet, en effet, de considérer qu’un même individu peut répondre à des penchants opposés et développer différentes habitudes sous l’influence de « logiques institutionnelles » discordantes. Enfin, en considérant que « les individus et les institutions sont mutuellement constitutifs les uns des autres », c’est-à-dire que « les institutions modèlent et sont modelées par l’action humaine » [Hodgson, 1998a, pp. 180-181], la théorie veblenienne des comportements humains satisfait à l’exigence formulée par Coriat & Dosi [2002, p. 112], « de ‘micro-fondements’ qui sont eux-mêmes macro-fondés ».

Les principes méthodologiques et comportementaux de l’économie veblenienne sont donc similaires ou, au moins, conciliables avec ceux de l’économie évolutionniste contemporaine. Cependant, l’une et l’autre ne les appliquent généralement pas au même objet. En effet, l’économie veblenienne est principalement une théorie de l’évolution des institutions à l’échelle d’une société, alors que la pensée évolutionniste contemporaine se préoccupe avant tout d’expliquer la dynamique de firmes, d’industries ou de « technologies » particulières. Dès lors, il existe au moins deux façons d’envisager un rapprochement entre l’approche veblenienne et l’évolutionnisme contemporain. La première est de considérer que non seulement les principes méthodologiques identifiés précédemment sont de portée suffisamment générale pour s’appliquer à des niveaux d’analyse différents, mais qu’il est, en outre, possible de transposer un même raisonnement d’un niveau à un autre. Un exemple caractéristique de cette démarche nous est donné par Nicolai J. Foss [1998]. Celui-ci affirme que « Veblen peut être vu comme un précurseur important de l’approche [de la firme] fondée sur les compétences », bien qu’il « n’ait jamais développé une théorie systématique de la firme, et encore moins une théorie ‘évolutionniste’ de la firme » [Foss, 1998, pp. 479, 481]. Selon Foss [1998, p. 480], en effet, « [la] compréhension générale des activités productives [de Veblen] est aussi bien applicable au niveau de la firme qu’elle l’est au niveau sociétal ». Tout en reconnaissant la pertinence de nombreux arguments avancés par Foss [1998], sa démarche se heurte, selon nous, à une limite importante. Celle-ci se manifeste notamment dans le parallèle qu’il établit entre le concept veblenien d’institution et celui de compétence, ou de routine, au sens des théories contemporaines de la firme [Foss, 1998, p. 487]. En effet, l’analyse veblenienne de l’accumulation des connaissances techniques repose sur une distinction essentielle entre les firmes et la société dans son ensemble, si bien qu’elles sont irréductibles les unes aux autres, à la fois d’un point de vue ontologique et méthodologique.

Une autre démarche, plus fructueuse selon nous, consiste à mettre en évidence les complémentarités existant entre des analyses menées à différents niveaux. Cette perspective tire les conséquences de la notion d’émergence, en ce qu’elle considère qu’il existe des logiques propres à chaque niveau d’analyse, lesquelles sont irréductibles les unes aux autres, bien qu’elles soient liées et cohérentes entre elles [Dosi & Winter 2003, p. 388]. La thèse de la complémentarité entre les approches évolutionniste et régulationniste défendue par Coriat & Dosi [2002] est caractéristique de cette démarche qui correspond beaucoup mieux à notre propre problématique : « nous avons donc ici une complémentarité potentiellement féconde entre deux niveaux différents de description […]. Telle que nous la concevons, il pourrait être possible de montrer que les régularités fonctionnelles et institutionnelles agrégées, qui sont le point de départ de la plupart des modèles régulationnistes, sont des propriétés émergentes de modèles évolutionnistes sous-jacents, explicitement micro-fondés, et convenablement enrichis dans leur spécifications institutionnelles » [Coriat & Dosi, 2002, p. 107]. Cette idée pourrait, pensons-nous, tout aussi bien s’appliquer à une intégration de l’approche veblenienne et de la pensée évolutionniste contemporaine.

En définitive, le fait que l’économie « évolutionniste » de Veblen soit centrée sur la dynamique des institutions à l’échelle de la société tout entière, et non sur celle de firmes, d’industries ou de « technologies » particulières, comme c’est généralement le cas des théories évolutionnistes contemporaines, est source de complémentarités, plus qu’il n’est un obstacle à leur intégration.