Compte tenu de leurs principes méthodologiques et comportementaux respectifs, il existe des bases de dialogue importantes et potentiellement fécondes entre l’économie veblenienne et l’évolutionnisme contemporain. Nous allons montrer à présent que la question des connaissances techniques pourrait constituer un terrain particulièrement favorable au développement de ces complémentarités. À cet égard, Veblen pourrait être une référence plus pertinente que Schumpeter, pour l’avenir de l’évolutionnisme contemporain. En effet, comme le souligne Paulré [1997b, p. 241], Schumpeter « ne s’est pas vraiment intéressé à l’origine de l’innovation et aux interactions entre la science et la technologie ». Or, « les évolutionnistes s’attachent, par contre, à étudier les conditions de l’évolution technique à partir de l’analyse des conditions de diffusion et d’évolution des connaissances ».
En premier lieu, il convient de souligner que la façon dont Veblen caractérise les connaissances techniques et leur accumulation est compatible avec la conception que s’en font généralement les théoriciens évolutionnistes contemporains. Rappelons que, pour lui, « l’efficacité technologique repose sur une connaissance qui s’en tient aux faits », une « connaissance empirique » [1914, pp. 57-58], qui résulte des « relations matérielles immédiates des hommes aux réalités brutes » [1908b, p. 46]. De plus, Veblen affirme que ce type de connaissances doit être clairement distingué de deux autres formes de savoir : les connaissances pragmatiques et le savoir désintéressé. Cela implique notamment que les connaissances techniques d’une part, scientifiques d’autre part, suivent respectivement une dynamique qui leur est propre. À cet égard, le point de vue de Veblen rejoint la thèse de Nathan Rosenberg [1982, pp. 141-159] selon laquelle il serait erroné de penser le savoir technique comme une simple application de connaissances scientifiques préalablement mises à jour. En effet, d’après Rosenberg [1982, p. 143], « la technologie est elle-même un ensemble de connaissances relatif à certaines catégories d’événements et d’activités. Ce n’est pas simplement l’application de connaissances importées d’une autre sphère. […] Les connaissances technologiques ont longtemps été acquises et accumulées de façon empirique et rudimentaire, sans dépendance à l’égard de la science. La connaissance scientifique a bien sûr extrêmement accéléré l’acquisition de telles connaissances, mais historiquement d’immenses quantités de connaissances technologiques ont été collectées et exploitées, et cette tendance continue aujourd'hui ». Bien que Rosenberg [1982, p. 149] se montre sceptique quant à la possibilité d’établir une frontière entre la « recherche fondamentale » et la « recherche appliquée » sur la base des « motivations de la personne accomplissant la recherche », il est clair que sa conception des connaissances techniques est beaucoup plus proche de celle de Veblen que de celle de Clarence E. Ayres ou John Fagg Foster 621 .
En outre, la conception veblenienne de l’accumulation des connaissances techniques est cohérente avec l’idée, généralement admise par les théoriciens évolutionnistes contemporains, d’apprentissage résultant du processus productif lui-même, le « learning by doing » [Arrow, 1962], ou de l’usage d’un bien par son utilisateur final, le « learning by using » [Rosenberg, 1982, pp. 120-140]. Ainsi, pour ce qui est des connaissances techniques au moins, Veblen n’aurait sans doute pas désavoué Arrow lorsqu’il affirme : « l’apprentissage est le produit de l’expérience. L’apprentissage peut seulement se produire lorsque l’on essaye de résoudre un problème et donc seulement avoir lieu durant une activité » [Arrow, 1962, p. 155] 622 .
Par ailleurs, conformément aux principes de sa méthode « génétique », Veblen analyse l’accumulation des connaissances techniques comme un processus continu et incrémental (cf. les implications du principe de causalité cumulative supra chap. 4, 2.2.2.). Il exclut, par là même, l’existence d’innovations majeures au sens de Schumpeter, lesquelles constitueraient autant de « ruptures exceptionnelles, de discontinuités géantes avec le passé, ou d’interruptions de celui-ci » [Rosenberg, 1982, p. 5]. En particulier, Veblen est clairement réfractaire à la thèse selon laquelle certains inventeurs, et a fortiori certains entrepreneurs, dotés de qualités extraordinaires, pourraient être les agents de tels changements révolutionnaires [O’Donnell, 1973, p. 205 ; Lundgren, 1995, p. 33]. À cet égard, l’analyse veblenienne est conforme à « l’opinion désormais commune selon laquelle l’époque récente est dominée par une accumulation incrémentale créatrice plutôt que par des mouvements radicaux de ‘destruction créatrice’, et selon laquelle de nouveaux paradigmes ne détruisent généralement pas les anciens, mais les complètent et les étendent » [Andersen, 1998, p. 31 ; voir aussi Paulré, 1997b]. Ajoutons, néanmoins, que l’approche « évolutionniste » de Veblen admet la possibilité de changements majeurs que l’on pourrait caractériser comme des effets de seuil résultant de « l’impact cumulatif de petites améliorations » [Rosenberg, 1982, p. 62] (cf. les extraits de Veblen [1923, pp. 208, 231] cités supra chap. 7, 1.2.2.).
En second lieu, la conception veblenienne de l’accumulation des connaissances techniques est complémentaire des théories évolutionnistes contemporaines qui situent généralement leur analyse à un niveau micro ou méso-économique. Veblen, quant à lui, envisage principalement l’accumulation des connaissances techniques à un niveau macroéconomique. En effet, il considère ces connaissances comme un stock accumulé, détenu et transmis socialement. Il s’agit, selon lui, des « actifs intangibles de la société ». Aussi s’attache-t-il à livrer une analyse de la co-évolution des techniques et des institutions, dans l’histoire longue des sociétés. Veblen montre ainsi que le développement technologique est étroitement dépendant des règles d’organisation sociale en vigueur. En outre, l’analyse veblenienne ouvre des pistes intéressantes pour appréhender les phénomènes de transferts technologiques. En effet, comme nous l’avons déjà souligné (supra chap. 7, 1.1.2.), Veblen [1915a ; 1915b] s’est grandement intéressé au rattrapage technologique spectaculaire qu’ont réussi à réaliser l’Allemagne et le Japon au cours du dix-neuvième siècle, en important avec succès les techniques des pays déjà industrialisés. L’intérêt de son analyse en la matière tient à ce qu’elle met l’accent sur le rôle des facteurs culturels dans la réussite des transferts de « technologie ». À cet égard, les réflexions de Veblen préfigurent les travaux de Moses Abramovitz [1989] sur les causes de la croissance économique, travaux dont Richard Nelson [1998] affirme qu’ils devraient constituer une source d’inspiration majeure pour la théorie évolutionniste de la croissance.
D’après Abramovitz, « le potentiel de progrès technique » d’un pays dépend de ses « aptitudes collectives [‘social capabilities’] » à développer de nouvelles connaissances et à tirer parti des techniques importées de l’étranger. Cette notion d’« aptitudes collectives », dont Veblen fut, selon Abramovitz [1989, p. 74 notes 33 et 35], l’un des premiers à mesurer l’importance dans les transferts technologiques, inclut de très nombreux facteurs : non seulement les compétences techniques de la population, lesquelles sont elles-mêmes dépendantes du système éducatif, mais aussi les institutions politiques, commerciales, industrielles et financières du pays considéré [Abramovitz, 1989, pp. 45-47, 222-225]. Reconnaître le poids de ces facteurs dans la réussite des transferts de « technologie » conduit à repenser l’hypothèse traditionnelle du rattrapage technologique selon laquelle, en longue période, le taux de croissance de la productivité d’un pays est proportionnel à l’écart initial entre le niveau de productivité de ce pays et celui du « leader ». Si les « aptitudes collectives » importent, « un pays a un fort potentiel de croissance rapide, non pas lorsqu’il est en retard et sans compétences, mais plutôt lorsqu’il est en retard sur le plan technologique et avancé sur le plan collectif » [Abramovitz, 1989, p. 222].
De plus, les « aptitudes collectives » nécessaires au succès d’un transfert technologique dépendent des caractéristiques propres aux techniques importées. À cet égard, Veblen [1915b, pp. 187-188] avance l’idée selon laquelle il est plus contraignant et plus long de s’approprier une « technologie » dont l’exploitation nécessite un grand nombre de travailleurs qualifiés, qu’une « technologie » qui exige quelques experts très compétents mais qui, globalement, économise le travail qualifié. Ainsi, le système de production artisanale que l’Angleterre a importé d’Europe continentale, aux XVe et XVIe siècles, a, selon lui, nécessité l’acquisition par un grand nombre d’ouvriers d’un savoir-faire manuel qui exigeait un long apprentissage. Inversement, la « technologie » de la machine que l’Allemagne a importée d’Angleterre, au XIXe siècle, requérait certes le concours de quelques ingénieurs très qualifiés, mais était très peu exigeante quant à la formation de la main-d’œuvre nécessaire au fonctionnement normal des processus productifs 623 .
Enfin, si les transferts de « technologie », dont dépend le rattrapage, sont conditionnés par les « aptitudes collectives » du pays « imitateur [‘follower’] », celles-ci évolueront elles-mêmes sous l’impact du développement technologique. De ce fait, « les contraintes que font peser les aptitudes collectives sur l’adoption réussie d’une technologie plus avancée se relâchent peu à peu et permettent une exploitation plus poussée de celle-ci » [Abramovitz, 1989, p. 223]. Ce phénomène peut être à l’origine de conséquences importantes. En effet, dès lors que l’on admet le caractère endogène des « aptitudes collectives », il devient possible de penser le dépassement technologique du pays « leader » par son « imitateur », une éventualité qui échappe à l’hypothèse traditionnelle du rattrapage dont la seule issue possible à long terme est celle de la convergence [Abramovitz, 1989, pp. 224, 230].
Veblen s’est lui aussi intéressé à la problématique des changements de « leaders » à partir des cas allemand et japonais. Son analyse en la matière mobilise principalement deux types d’arguments. Tout d’abord, en s’appropriant une technologie étrangère, le pays « imitateur » peut se préserver de l’obsolescence prématurée qui caractérise parfois le développement des techniques. Veblen [1915b, pp. 128-133] montre, en effet, que des phénomènes de « dépendance vis-à-vis du sentier » peuvent conduire le pays « leader » à développer des infrastructures qui s’avèreront ex post techniquement « sous-efficientes » [David, 1985, p. 336 ; Arrow, 2000, p. 175]. Dans ce cas, l’adoption par le « leader » de la « technologie » la plus aboutie l’exposerait à des coûts très élevés, dans la mesure où elle nécessiterait le remplacement d’un grand nombre d’infrastructures complémentaires. Le pays « imitateur » échappe, quant à lui, à ce type d’irréversibilités dans la mesure où il ne s’engage dans la construction d’un système complet d’infrastructures, qu’une fois la « technologie » arrivée à maturité [1915b, p. 194]. Par ailleurs, Veblen constate que les institutions les plus surannées des États dynastiques allemand et japonais ne les ont pas empêchés de s’approprier une « technologie » moderne. Cela reflète, selon lui, « l’avantage qu’il y a à emprunter les arts technologiques plutôt qu’à les développer par une croissance domestique ». En effet, « dans le passage d’une communauté à une autre, les éléments technologiques ainsi empruntés ne véhiculent pas les autres éléments culturels périphériques qui sont nés dans leur sillage, au cours de leur développement et de leur utilisation »[1915b, pp. 86-87].
Cependant, la relation qui unit les « aptitudes collectives » d’un pays et son développement technologique étant de nature réciproque, il est vraisemblable qu’un tel transfert de « technologie » finisse par provoquer quelque changement institutionnel dans les pays qui en ont bénéficié, et ce malgré les efforts déployés par les hommes d’état allemands et japonais pour préserver les « institutions dynastiques » et, partant, leurs « intérêts établis » (cf. supra chap. 7, 2.2.1.). À plus ou moins longue échéance, l’hypothèse d’une sorte de rattrapage institutionnel qui verrait l’Allemagne et le Japon se doter d’institutions semblables à celles des démocraties industrielles semble la plus probable aux yeux de Veblen [1915a ; 1915b]. Néanmoins, conformément à son rejet de toute conception téléologique de l’évolution, il se refuse à formuler une prédiction catégorique. En effet, les changements institutionnels majeurs qui surviennent dans une société doivent, selon Veblen, être considérés comme une conséquence imprévisible des interactions dynamiques entre les instincts, les institutions et les conditions matérielles et techniques.
Au total, l’analyse veblenienne des connaissances techniques et de leur accumulation pourrait, selon nous, fournir un cadre approprié à une convergence entre l’institutionnalisme historique et l’évolutionnisme contemporain. En effet, l’économie veblenienne repose sur des fondements méthodologiques très proches de ceux retenus par l’économie évolutionniste contemporaine. Le principal point de divergence entre l’une et l’autre est relatif à leur niveau d’analyse respectif. Or, loin d’être un obstacle à leur intégration, cette différence est riche de complémentarités potentiellement fécondes, dont l’exploitation permettrait d’améliorer notre compréhension du développement économique fondé sur l’accumulation de connaissances. Cette conclusion en forme d’ouverture aura permis, nous l’espérons, non seulement de résumer quelques-unes des thèses les plus importantes de Veblen, mais aussi et surtout d’illustrer l’intérêt d’une réhabilitation de l’économie « évolutionniste » veblenienne pour la science économique contemporaine et, peut-être avant tout, pour la « reconstruction » de l’institutionnalisme historique.
Rappelons que pour ces deux auteurs, la science est indissociable de la « technologie », puisqu’ils considérent que « la technologie est simplement l’application de la théorie physique scientifique » [Foster, n.d., p. 912].
Dans une optique semblable, Richard Nelson [1998, p. 510] affirme qu’« il est de plus en plus évident que, dans de nombreux cas, une grande partie de la ‘connaissance’ nécessaire pour maîtriser une technologie relève du ‘savoir-faire [know-how]’, lequel se trouve tout autant dans les doigts que dans la tête ».
Les exigences en matière de compétences se sont néanmoins fortement accrues, avec la sophistication croissante des procès de production [Abramovitz, 1989, pp. 178-185].