Chapitre 1. Les libertés, fondement du droit de l’information

Avant l’établissement d’un véritable régime juridique de l’information, d’un droit de l’information, il a fallu reconnaître et affirmer les libertés de la pensée. Toutes ces libertés ont aussi bien une dimension individuelle que sociale ou politique. Si elles sont clairement reconnues et affirmées, leur définition est beaucoup moins limpide. Il est vrai qu’elles sont rarement définies et on ne saisit pas forcément leurs nuances. La distinction entre ces diverses libertés relève souvent d’une pointilleuse appréciation de vocabulaire, et pourtant, chacune d’entre elle a un sens particulier, et est nécessaire à l’existence des autres. Liberté de conscience, d’opinion, d’expression, d’information, de communication, sont autant de libertés consacrées. Elles sont interdépendantes : par exemple, une expression libre trouve tout son sens dans sa communication. De la même manière que pour l’expression, une information libre n’est pas très utile si elle ne peut être communiquée.

La liberté de conscience est souvent proposée comme la liberté mère des différentes libertés de la pensée (expression, opinion…). La liberté de conscience regroupe toutes les autres, le point de départ de toute réflexion, communication et expression, étant la pensée, sans elle, il est impensable d’envisager de s’exprimer librement, de communiquer et d’informer. C’est pourquoi nous nous y attarderons quelques instants.

La notion de liberté de conscience est difficile à appréhender car elle concerne le for intérieur. Il existe plusieurs courants doctrinaux qui définissent de façon différente cette liberté, parfois même en l’assimilant à la liberté de religion. Dans le langage commun 143 , tout comme dans une approche philosophique ou juridique, la liberté de conscience rejoint la liberté de culte, de religion 144 .

La liberté de conscience permet de se faire sa propre opinion, opinion subjective mais nourrie de manière objective, qui ne sera pas issue d’une tentative de prosélytisme. Il s’agit de penser ce que l’on veut. La conscience, contrairement à l’opinion, n’est pas nourrie directement d’éléments extérieurs. La conscience apparaît plus libre, elle relève du for intérieur, alors que l’opinion est souvent nourrie par un autre jugement. Précisons toutefois que la conscience n’est jamais totalement libre car soumise inconsciemment et malgré tout à diverses sources d’influence.

Quelques auteurs assimilent la liberté de conscience à la liberté de pensée. Pour certains, la liberté de conscience n’est qu’une composante parmi d’autres, des libertés de la pensée. J.A. Frowein 145 , par exemple, distingue la liberté de pensée de la liberté de conscience au niveau européen à propos de son interprétation de l’article 10 de la CESDHLF. Il explique que certaines obligations liées à la vie en société n’ont aucune incidence précise au plan de la conscience 146 . Quant à J. Robert et J. Duffar, eux assimilent plutôt la liberté de conscience à la liberté d’opinion à travers le droit d’avoir la religion de son choix, ou encore le droit de ne pas être défavorisé du fait de ses croyances 147 . Trois approches au moins de la notion ont été dégagées par la doctrine à partir des données du droit positif 148 .

La première conception, la plus restrictive, appréhende la liberté de conscience en tant que composante de la liberté religieuse, c’est-à-dire comme un droit pour l’individu de croire ou de ne pas croire en matière religieuse. Cette thèse est soutenue par J. Rivero, pour qui la liberté religieuse inclut à la fois la liberté de conscience, c’est-à-dire la liberté de choisir entre l’incroyance et l’adhésion à une religion parmi celles qui se proposent aux hommes, et la liberté des cultes, c’est-à-dire la liberté de la pratique individuelle et collective d’une religion 149 . La liberté de conscience n’inclurait donc pas la liberté d’opinion mais en découlerait, de par son rattachement à la religion. G. Lebreton a aussi choisi cette conception : la liberté religieuse revêt deux aspects distincts mais complémentaires : le droit de choisir et d’exprimer sa foi, ce qu’il appelle la liberté de conscience, mais aussi la liberté de se livrer aux rites et pratiques liés à la foi, à savoir la liberté du culte 150 .

Dans une deuxième optique, la liberté de conscience est entendue de manière extensive, comme une adhésion aux opinions quelles qu’elles soient. Elle englobe alors à la fois la liberté de croyance religieuse, mais aussi la liberté des opinions philosophiques, politiques et sociales. Dans le manuel de « Droit des libertés fondamentales » coordonné par L. Favoreu, R. Ghevontian définit la liberté de conscience comme la faculté pour chaque individu d’adhérer à des croyances ou, et cela est tout aussi important, de ne pas y adhérer. L’auteur reconnaît toutefois que la liberté de conscience est très proche de la liberté religieuse, ne serait-ce qu’en droit positif 151 . D. Breillat partage cette conception : même s’il n’est pas très aisé de déterminer le contenu de la catégorie des libertés de l’esprit, on peut trouver la liberté pour l’individu d’avoir des convictions dans le domaine des idées, ce qui conduit à opérer une distinction entre la liberté d’opinion et la liberté religieuse, l’ensemble pouvant être regroupé sous l’idée de liberté de conscience 152 .

Enfin, une troisième approche, très analytique, est mise en évidence dans l’article de M. Flauss : la liberté de conscience présenterait un caractère autonome aussi bien par rapport à la liberté d’opinion qu’à la liberté religieuse, elle serait la liberté de croyance 153 .

Les juges français ont rarement l’occasion d’intervenir en matière de liberté de conscience. Il paraît d’ailleurs difficile de contrôler la conscience des individus 154 . Le Conseil constitutionnel reconnaît la valeur constitutionnelle de cette liberté à plusieurs visages. Il la consacre en tant que principe fondamental reconnu par les lois de la République tiré de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du préambule de la Constitution de 1946. Ce PFRLR est consacré par sa décision sur la liberté d’enseignement du 23 novembre 1977 155 . Cette décision donne l’occasion au Conseil constitutionnel de concilier deux principes à valeur constitutionnelle : la liberté d’enseignement et la liberté de conscience 156 .

Dans son approche de la liberté de conscience, le Conseil constitutionnel aurait pu se fonder sur l’article premier de la Constitution selon lequel « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ». Il est vrai que le préambule de la Constitution de 1958 offre des possibilités appréciables. L’utiliser laisse au Conseil constitutionnel une marge d’appréciation beaucoup plus grande que les articles de la Constitution. Pour autant, le juge constitutionnel a aussi estimé nécessaire de passer par le biais de la notion de principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, alors que la référence directe à la DDHC aurait largement été suffisante. La raison de ce choix reste floue. Pour découvrir ce PFRLR, nous supposons qu’il s’est fondé sur la loi de 1905, loi de la troisième République sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat dont l’article premier est libellé comme suit : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». Peut-être le Conseil a-t-il voulu de cette façon rattacher la liberté de conscience à la liberté de l’enseignement, cette dernière étant issue des grandes lois de la troisième République. Quant au Conseil d’Etat, il utilise surtout la liberté de conscience en matière d’ordre public 157 .

La plupart des textes internationaux 158 consacrent la liberté de conscience 159 . Au niveau européen, en affirmant la liberté de pensée avant même la liberté de religion, la CESDHLF démontre sa préférence pour un Etat neutre, libéral, sans idéologie religieuse ni même politique. L’article 9 de la CESDHLF garantit à la fois les libertés de pensée, de conscience, et de religion, en établissant une distinction entre ces diverses libertés, même si la jurisprudence a plus souvent eu l’occasion d’examiner la liberté de conscience à travers sa composante religieuse. Le paragraphe 2 de l’article 9 consacre les restrictions à la liberté. Sa rédaction rend son interprétation délicate ; seule la liberté de manifester sa religion ou ses convictions peut faire l’objet de restrictions. Le paragraphe 2 ne reprend pas directement les termes de pensée et conscience, mais celui de conviction. Nous pouvons en déduire que la conviction est la manifestation de la conscience. Seule la manifestation de ses convictions ou de sa religion peut éventuellement porter atteinte à la sécurité publique, la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques ou encore aux droits et libertés d’autrui. L’Etat ne peut ni prescrire des religions, ni les interdire, ni forcer des individus à avoir des activités religieuses 160 . C’est l’affaire Hoffmann c. Autriche qui a établi la plupart des principes en la matière 161 .

La Cour européenne des droits de l’homme fait souvent primer la liberté de conscience, liberté qui représente l’une des assises d’une société démocratique 162 comme elle l’explique dans la décision du 25 mai 1993, affaire Kokkinakis contre Grèce 163 , à propos de la condamnation d’un témoin de Jéhovah 164 pour prosélytisme. La liberté de conscience figure parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Les formulations sont proches de celles employées pour la liberté d’expression. La Cour a considéré dans un arrêt du 9 juin 1998, Incal contre Turquie 165 , à propos de la condamnation d’un dirigeant de parti politique par une Cour de sûreté de l’Etat après une propagande séparatiste, que les atteintes à l’article 9 de la CESDHLF ne se distinguent pas de celles de l’article 10 consacrées à la liberté d’expression.

La pensée doit être libre avant son expression, dans le sens d’une prohibition de l’endoctrinement 166 ou d’un enseignement idéologique pour la population d’un Etat, notamment à travers la jeunesse.

Nous en conclurons que la liberté de conscience est la liberté du for intérieur, qui permet l’existence des autres libertés de la pensée. C’est parce que la conscience est libre que le citoyen va pouvoir exercer la religion de son choix, exprimer ses opinions ou diffuser de l’information.

La liberté de conscience, d’expression, la liberté de la presse, la liberté de communication, ont pour point commun leur reconnaissance dans les divers textes internationaux ou nationaux. Leur fondement textuel peut être différent, et leur appréciation varie d’une juridiction à l’autre. La liberté d’expression pourrait se distinguer de la liberté de communication par l’intermédiaire de la présence ou non d’un support. La communication sous-entend la présence de plusieurs interlocuteurs, et donc d’un support de transmission, que ce soit par le journal et la presse écrite, par voie d’affichage, le téléphone, Internet, le disque ou l’audiovisuel. En droit interne, la liberté d’expression concerne surtout des domaines tels l’utilisation de la langue française, la laïcité ou encore l’enseignement d’une manière plus globale.

Les fondements du régime juridique de l’information en France sont la liberté d’expression et la liberté de communication. La liberté d’expression est utilisée par le droit européen en matière de presse, tandis que la liberté de communication constitue la base du contrôle de constitutionnalité de toutes les lois relatives à la presse en France. Cette variation de vocabulaire relève plus d’une raison conjoncturelle : la liberté de communication en 1789 est apparentée à la liberté d’expression même si c’est une véritable liberté de la presse que les révolutionnaires entendaient consacrer, liberté explicitement affirmée en 1881. La liberté de la presse sera donc proclamée par la loi du 29 juillet 1881, et la liberté de communication audiovisuelle par la loi du 29 juillet 1982.

La liberté d’expression consacrée au niveau européen constitue le fondement du droit de l’information (section I), au même titre que la liberté de communication et la liberté de la presse issue de la DDHC et de la loi de 1881 (section II).

Notes
143.

Selon le petit Larousse 2000, la conscience se définit comme la : « 1. Perception, connaissance plus ou moins claire que chacun peut avoir du monde extérieur et de soi-même. Prendre conscience, avoir conscience de quelque chose. 2. Sentiment intérieur qui pousse à porter un jugement de valeur sur ses propres actes ; sens du bien et du mal. » Puis, le dictionnaire renvoie à la liberté de conscience : « Liberté de conscience, liberté du culte : droit de pratiquer la religion de son choix ».

144.

Milton, en 1644, dans son Aeropagitica, prenait déjà la défense de la liberté de conscience et la définissait par rapport à la religion.

145.

In L-E Pettiti, (sous la direction de), La convention européenne des droits de l’homme», commentaire article par article, Economica, Paris, 1999, p. 353.

146.

Il prend l’exemple de l’obligation de payer des taxes ou de s’acquitter de l’impôt qui est une obligation d’ordre général mais sans impact sur la conscience.

147.

J. Robert, J. Duffar, Droits de l’homme et libertés fondamentales, Montchrestien, Paris, 1999, 909 p.

148.

Approches mises en évidence par J-F Flauss, Gazette du Palais, 11-13 juin 1978, p. 9-10.

149.

Cité par J-F FLAUSS, article précité.

150.

G. Lebreton, Libertés publiques et droits de l’Homme, 6ème édition, Armand Colin, Paris, 2003, p. 399.

151.

L. FAVOREU (sous la coordination de), Droit des libertés fondamentales, Paris, Dalloz, 2002, p. 186.

152.

D. Breillat, Le grand oral : protection des libertés et droits fondamentaux, Préparation au CRFPA, Montchrestien, Paris, 2003, p. 210.

153.

Notons que la plupart des manuels relatifs aux libertés publiques n’ont pas de chapitre consacré à la liberté de conscience et, parfois, occultent complètement la notion.

154.

Il suffit de lire « 1984 » de G. Orwell, pour voir que toute atteinte à la liberté de conscience engendre un régime où la police de la pensée règne!

155.

DC n° 77-87 du 23 novembre 1977, Recueil, p. 42.

156.

Voir par exemple les commentaires de L. Favoreu, RDP 1978, p. 830.

157.

Conseil d’Etat, 19 février 1909, Abbé Olivier, Recueil p. 181.

158.

DUDH, 1948, et Pacte International relatif aux droits civils et politiques, 1966, article 18 + Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, article 9 (rédaction similaire):

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seul ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

159.

Pour approfondir, voir :

- V. d’Almeida Ribeiro, « L’intolérance religieuse dans le monde », in Mélanges J. Velu, « Présence du droit public et des droits de l’homme », Bruxelles, Bruylant, 1992, 3 vol., 1931 p., p. 1813-1822.

- E. Pettiti, « Liberté de religion, textes internationaux et Convention européenne des droits de l’homme », in Mélanges J. Velu p. 1833-1854.

- Rapport Boyle,Liberté de conscience en droit international, Doc H/Coll. (92), Conseil de l’Europe, Strasbourg, 1992.

- J. Robert, « Liberté de conscience, pluralisme et tolérance », introduction in rapport Boyle, Doc H/Coll. (92), Conseil de l’Europe, Strasbourg, 1992.

160.

CEDH, 23 Octobre 1990, Darby c. Suède, série A n° 187 § 19.

161.

CEDH, 23 juin 1993, Hoffmann c. Autriche, série A n° 255-C, § 36.

162.

Voir par exemple H. Surrel, « La liberté religieuse devant la Cour européenne des droits de l’homme », RFDA 1995, p. 573-581.

163.

CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis contre Grèce, série A 260-A, V. Berger,Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, 8ème édition, Sirey 2002, p. 465.

164.

Voir par exemple I. Rouvière-Perrier, « Les témoins de Jéhovah devant la Cour européenne des droits de l’homme », LPA, 17 novembre 1993, n° 138, p. 24-26.

165.

CEDH, 9 juin 1998, Incal contre Turquie, Recueil 1998-IV, V. Berger, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, 7ème édition, Dalloz 2000 p. 196.

166.

CEDH, 7 décembre 1976, Kjeldsen et autres, série A-23.