Sous section 2. Le choix que le Conseil constitutionnel n’a pas fait : la loi de 1881 sur la presse comme fondement de la liberté de communication

La loi de 1881 établit un régime de la presse très libéral. Elle pourrait constituer une base de référence pour le Conseil constitutionnel qui, pourtant, lui préfère l’article 11 de la DDHC. La loi de 1881 va dans un sens très libéral 230 . Elle proclame la liberté quasi absolue de la presse, même si ce n’est pas la même conception d’absolutisme qu’aux Etats-Unis. La loi pose le principe de la liberté, elle aménage en corollaire un système répressif exorbitant du droit commun.

La loi de 1881 a été prise en réaction à la censure, d’où l’extrême liberté de la conception de la presse. Comme on le sait, son article premier est le plus symbolique : « L’imprimerie et la librairie sont libres ». Les paragraphes suivants précisent certains points comme l’indication des coordonnées de l’imprimeur, ainsi que les sanctions en cas de non-respect de ces obligations. Elle supprime l’autorisation préalable de parution en lui substituant un simple régime de déclaration et libère les éditeurs de toute obligation de cautionnement. L’article 5 précise que « tout journal périodique peut être publié, sans autorisation préalable et sans dépôt de cautionnement ». Elle limite le nombre des infractions engageant la responsabilité du journal tout en sauvegardant la libre opinion. Elle institue une compétence du juge judiciaire pour la répression des délits de presse. En matière d’impression, elle met fin au régime de déclaration institué par le décret du 16 septembre 1870 établi par le Gouvernement de la défense nationale. Passer d’un régime d’autorisation à un régime de déclaration est une avancée considérable en faveur de la liberté même si le régime d’autorisation subsiste pour certaines catégories de publications.

La loi de 1881 est plus précise que l’article 11 de la DDHC puisqu’elle organise la liberté de la presse. Peut-être est-ce une des raisons de sa non-utilisation par le Conseil Constitutionnel, l’article 11 laissant une plus grande marge d’interprétation.

L’article 11 de la DDHC est rédigé d’une façon vague qui permet une utilisation large en matière de médias. C’est certainement une des raisons pour lesquelles le Conseil constitutionnel ne se réfère pas à cette loi de la IIIème République dont il aurait pu tirer un PFRLR. Les PFRLR, auxquels renvoie le préambule de la Constitution de 1946, sont une catégorie assez mystérieuse puisque leur composition n’est pas précisée. L’examen des débats parlementaires montre que cette catégorie de principes a été ajoutée au dernier moment, sur proposition du MRP. Pour beaucoup de députés qui l’ont votée, elle ne représentait qu’une simple clause de style, destinée à rendre hommage aux grandes lois de la troisième République.

La question est donc de savoir si le Conseil constitutionnel aurait pu faire entrer la liberté de la presse dans cette mystérieuse catégorie que constituent les PFRLR, en se fondant sur la loi de 1881. La première décision du Conseil attribuant valeur constitutionnelle à un PFRLR est la décision du 16 juillet 1971 sur la liberté d’association. A cette occasion, J. Rivero, dans un article de 1972, posait trois questions : quelles Républiques ? Quelles lois ? Quels principes fondamentaux ? 231 S’il s’agit logiquement et essentiellement de la troisième République, il se pose la question de son commencement : le 4 septembre 1870, l’amendement Wallon, 1875, 1880 ? Quant aux lois, doit-on prendre en considération seulement celles qui procèdent de l’inspiration libérale ? Que faire par exemple de la propagande anarchiste ? J. Rivero émet des hypothèses sans répondre à toutes ces questions. Il conclut « il faudrait que la France se décidât, comme l’Allemagne fédérale, comme l’Italie à formuler en termes précis les libertés fondamentales en tête de sa Constitution ».

Le Conseil constitutionnel n’a pas vraiment contribué à lever le caractère énigmatique de la formule. Au fil de ses décisions, il a classé dans cette catégorie des PFRLR : la liberté d’association, la liberté de l’enseignement 232 , la liberté individuelle 233 , le respect des droits de la défense 234 , l’indépendance de la juridiction administrative 235 , l’indépendance des professeurs d’université 236 , l’importance des attributions conférées à l’autorité judiciaire en matière de protection de la propriété immobilière 237 . La décision du 20 juillet 1988 238 apporte quelques éléments de réponse aux interrogations du Professeur Rivero. Le Conseil déclare rechercher dans la législation républicaine l’existence d’un principe fondamental. Il semble alors écarter les lois adoptées pendant les périodes monarchiques et les deux empires, même celles pouvant avoir un esprit républicain. Le Conseil souligne que la loi de référence doit-être intervenue avant l’entrée en vigueur du préambule de la Constitution de 1946. L’exclusion des lois postérieures à 1946 est, selon F. Luchaire 239 , parfaitement logique car si le Conseil les utilisait comme source d’un principe fondamental, il ferait du législateur de la IVème et Vème République un constituant. D. Rousseau n’est pas tout à fait d’accord avec cette position : il considère qu’un principe fondamental a toujours à l’origine une valeur égale au corps qui le pose, à savoir une valeur législative 240 . Ce qui fait un principe constitutionnel n’est pas la date mais sa qualification comme tel par le Conseil constitutionnel. D. Rousseau précise aussi que ce n’est pas la loi dans son entier qui reçoit valeur constitutionnelle mais seulement ses dispositions qui énoncent le principe fondamental.

Dans ces conditions, la liberté de la presse remplit toutes les caractéristiques d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République. C’est une loi de 1881, une loi de la troisième République, établissant le principe fondamental de liberté de la presse. Pourtant, selon le raisonnement de D. Rousseau, la liberté de la presse ne peut être un PFRLR tant que le Conseil constitutionnel ne l’a pas reconnue comme tel. La liberté de la presse a donc une valeur constitutionnelle selon l’article 11 de la DDHC mais n’est pas un PFRLR car le Conseil constitutionnel ne l’a jamais affirmé. Finalement, le fondement textuel est sans incidence juridique puisque le juge constitutionnel n’établit pas de hiérarchie entre les différents principes constitutionnels. Il est vrai que le juge tend à vouloir limiter l’utilisation des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, notamment lorsqu’il peut s’appuyer sur un texte précis, pour éviter qu’on lui reproche une trop large œuvre créatrice (puisque c’est lui qui les découvre au fur et à mesure de ses décisions). On l’a critiqué par exemple car il s’est servi de la loi sur la liberté d’enseignement pour en faire un PFRLR, alors que cette loi n’était considérée à l’époque que comme « une clause de style », au cas où la IVème République reviendrait sur le principe de liberté. L’article 11 de la DDHC permet d’affirmer le caractère constitutionnel de la liberté de communication de façon plus directe. La loi de 1881 encadre précisément les limites à la liberté, l’article 11 bénéficie d’une formulation plus large : « (…) sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Mais rien n’empêcherait le Conseil constitutionnel d’utiliser la loi de 1881 pour encadrer la liberté de communication. J. Chevallier considère que, dès l’instant où, par sa décision du 16 juillet 1971, le Conseil constitutionnel intègre dans le bloc de constitutionnalité les dispositions de la DDHC, du préambule de 1946, et, corrélativement, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, la liberté de communication apparaît alors comme bénéficiant d’un double ancrage d’ordre constitutionnel 241 . Dès lors, l’auteur trouve surprenant que le Conseil constitutionnel ne s’y soit jamais référé, alors qu’il rappelle l’impressionnisme dénoncé lorsque le juge constitutionnel utilise ces références. Il est vrai aussi que la loi du 29 juillet 1881 ne concerne que la liberté des auteurs et des éditeurs, et non le droit du citoyen, tel qu’il va être envisagé par le Conseil constitutionnel, dans son interprétation de l’article 11 de la DDHC.

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Nous l’avons vu, sans liberté de conscience, les libertés d’expression et de communication n’auraient pas de sens. En l’absence de respect de ces libertés, l’information ne pourrait pas être libre : il n’est pas très utile pour la société démocratique de détenir une information non exprimable et surtout non communicable. La liberté d’expression et la liberté de communication ont une valeur suprême : elles sont nécessaires dans une société démocratique, elles ont une valeur constitutionnelle et fondamentale. Ces libertés sont la source directe du droit de l’information mais aussi d’un certain droit à l’information. A partir de ces différentes libertés, issues de la DDHC, de la loi de 1881 ou de la CEDH, un véritable régime juridique de l’information va être élaboré par le législateur, sous le contrôle du juge constitutionnel, mais aussi de la CEDH. Outre la loi de 1881, toujours en vigueur, différentes lois, dont la conformité au bloc de constitutionnalité ont été établies par le Conseil constitutionnel, vont organiser le régime juridique de la presse, dont est issu celui de l’information.

Notes
230.

Loi du 29 juillet 1881 JO 30 juillet 1881, p. 4201.

231.

J. Rivero, « Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République : Une nouvelle catégorie Constitutionnelle ?  », Dalloz 1972, chronique p. 265.

232.

DC 23 novembre 1977, Recueil. p. 42.

233.

DC n° 76-75 du 12 janvier 1977, Recueil p. 33.

234.

DC 2 décembre 1976, Recueil p. 39.

235.

DC n° 80-119 du 22 juillet 1980, Recueil p. 46.

236.

DC 20 janvier 1984, Recueil p. 30.

237.

DC n° 89-257 du 25 juillet 1989, Recueil p. 53.

238.

DC n° 88-244 du 20 juillet 1988, Recueil p. 119.

239.

F. Luchaire, Le Conseil constitutionnel, Economica, 1980, p. 182.

240.

D. Rousseau, chronique de jurisprudence Constitutionnelle 1991-1992, RDP 1993, p. 12.

241.

J. CHEVALLIER« Constitution et communication », D. 1991, chr., p. 247