Sous section 2. Les moyens envisagés

Deux moyens de régulation de l’information pourraient être envisagés de façon tout à fait légitime : à travers la création d’un Ordre professionnel, ou d’un Conseil de presse, et d’une nouvelle autorité administrative consacrée à l’information.

A. La création d’un Ordre professionnel ou d’un Conseil de presse

Les Ordres professionnels sont des personnes morales de droit privé chargées de gérer un service public 572 . Type d’organisation professionnelle relativement spécifique aux professions libérales, les Ordres professionnels, longtemps contestés, ont réussi, peu à peu, à devenir indispensables. Ils ont pour mission essentielle, dans le cadre de leur activité administrative et juridictionnelle, de garantir la qualité du service offert par les professionnels à leurs clients.

Certains journalistes réclament la création d’un Ordre professionnel. En fait, il apparaît que les Ordres professionnels sont nécessaires pour assurer la mission de service public qui leur est confiée dans les professions qu’ils régulent. Mais cela voudrait alors dire que les journalistes remplissent une mission de service public 573 . Lorsqu’il existe un Ordre professionnel encadrant une profession, les personnes souhaitant exercer ces professions en France ont l’obligation de s’inscrire à l’ordre.

En fait, la mission de service public confiée aux Ordres professionnels est d’assurer la garantie d’une bonne qualité de service de la part des professionnels. Cette mission s’exerce sous la forme d’une activité de police : police administrative lorsque l’ordre fixe les conditions d’exercice de la profession et contrôle l’accès à la profession ; police judiciaire et activité juridictionnelle lorsqu’un professionnel enfreint les règles d’exercice de la profession. Les Ordres professionnels ont tout d’abord une activité normative ; celle-ci se traduit par l’édiction d’actes réglementaires et/ou de mesures individuelles. Si l’on prend l’exemple des Codes de déontologie, manque crucial en matière de communication, force est de constater qu’ils sont souvent édictés sous forme de décrets. La plupart du temps, les organes administratifs des ordres n’interviennent que pour proposer le Code, voire même donner leur avis sur le texte élaboré directement par le Gouvernement. Leur pouvoir réglementaire s’exerce sous le contrôle du Conseil d’État qui a toujours soumis l’activité des ordres professionnels aux principes généraux du droit public.

A l’inverse, les mesures individuelles que peuvent prendre les ordres sont beaucoup plus nombreuses. La principale est évidemment « l’inscription au tableau » des personnes souhaitant exercer la profession. À cette occasion l’Ordre va vérifier que le candidat est bien en possession des diplômes ou des qualifications nécessaires, mais aussi qu’il présente les garanties de moralité qu’exige la pratique de la profession. En matière journalistique, cette possibilité prendrait toute sa dimension. Un Ordre professionnel serait alors compétent pour attribuer la carte professionnelle des journalistes, qui, à l’heure actuelle, n’a aucune valeur juridique. Toutes ces décisions individuelles ont un caractère administratif ; elles devront être notifiées et, si elles sont négatives, motivées. Enfin leur légalité pourra être contestée devant le juge administratif. Pourtant, il faut noter que, dans la plupart des cas, le recours pour excès de pouvoir ne sera pas ouvert directement, un recours hiérarchique préalable auprès de l’organe administratif supérieur étant obligatoire. L’activité administrative des ordres peut, lorsqu’elle cause un dommage, conduire le juge à prononcer des réparations.

Les Ordres professionnels ont ensuite une activité juridictionnelle. C’est sans doute la plus connue et celle qui, à l’origine, a justifié le mieux l’existence des ordres. Il s’agit de réprimer les manquements commis par les professionnels aux conditions normales d’exercice de la profession. L’Ordre doit donc sanctionner les professionnels contrevenants et, éventuellement, les exclure de la profession. Les poursuites disciplinaires sont, selon les ordres, déclenchées soit par les organes non disciplinaires de l’Ordre, soit par les autorités de tutelle, soit encore par d’autres professionnels inscrits au tableau soit enfin, mais de manière plus exceptionnelle, par tout individu intéressé. Les Ordres étant des juridictions administratives spécialisées, les règles générales de cette procédure leur sont applicables. Les décisions rendues par les conseils de première instance sont susceptibles d’appel devant l’organe juridictionnel national, l’appel étant suspensif. Enfin, il est possible de se pourvoir en cassation devant le Conseil d’État contre les décisions rendues par le juge d’appel.

A l’instar des médecins ou des avocats, la création pour les journalistes d’un Ordre professionnel paraît justifiée eu égard à la valeur démocratique de l’information. Il existe déjà une autorité chargée de délivrer les cartes de presse, mais elle se contente de porter une observation très comptable sur les revenus des journalistes pour la délivrance de ce fameux sésame. La création d’un Ordre des journalistes permettrait une régulation interne tant prônée par les journalistes tout en organisant de façon structurée la déontologie et par là même la régulation.

Une des critiques à la création d’un Ordre des journalistes est le fait que ce n’est pas une profession libérale mais une industrie où cohabitent des employeurs et des salariés. Si l’on réservait l’Ordre aux seuls journalistes, on les soumettrait à une juridiction à laquelle échapperaient leurs employeurs. L’Ordre ne devrait alors pas être consacré aux journalistes mais concerner toutes les professions de la presse pour pouvoir être efficace dans l’équité. En effet, si les syndicats édictent bien des chartes, il n’y a aucune sanction, d’où la nécessité d’un organe de contrôle et de sanction. D’un point de vue relevant strictement du droit social, si l’on créait un Ordre professionnel des journalistes, cela voudrait dire qu’on leur donne le statut de profession libérale, tandis que d’un point de vue administratif, ils rempliraient une mission de service public 574 .

K. Popper 575 a pu faire des propositions dans ce sens, même si elles n’ont pas trouvé à s’appliquer en France. Il s’inspire du protocole auquel les médecins sont soumis. Les médecins ont un pouvoir sur la mort et la vie de leurs patients, ils doivent donc légitimement subir un contrôle, ils sont surveillés par leur propre organisme selon une méthode hautement démocratique. Pour la presse, il propose que toute personne travaillant à la télévision posséderait une licence donnée par une sorte d’ordre. Cette licence pourrait être retirée à tout moment et ne serait délivrée qu’après une formation et un examen. Il s’agirait de faire prendre conscience aux journalistes de leur rôle éducatif. La création d’un Ordre professionnel ne serait possible qu’à condition d’envisager une uniformisation des diplômes et des formations.

A notre connaissance, l’Italie est le seul pays d’Europe à avoir tenté l’expérience, un Ordre des journalistes a été organisé en 1953. En Italie, c’était un moyen de protéger la presse contre des groupes industriels-propriétaires de presse aux intérêts économiques ou politiques très marqués. La dernière charte déontologique adoptée par cet ordre date de 1995. Elle a été préparée par les journalistes, les éditeurs et les directeurs de presse. Elle défend la liberté de la presse et le droit à l’information. Le Conseil national italien est tripartite : il est composé d’éditeurs, de journalistes et du public. Il nomme un garant dans chaque journal, chargé de veiller au respect des principes du Code de déontologie, et à la bonne application des sanctions. En principe, l’accès à la profession est impossible sans appartenance à l’ordre, où on n’est admis qu’après avoir passé un examen. L’ordre est dirigé par un Conseil national habilité à prendre des mesures disciplinaires pouvant aller jusqu’à l’exclusion de la profession. Mais il semblerait qu’il existe un réel décalage entre la théorie et la pratique de la presse italienne…

Il est évident qu’à défaut d’une organisation rassemblant les journalistes ou de la reconnaissance d’une juridiction professionnelle, les principes de déontologie qui émanent de différents textes sécrétés par la profession n’ont qu’une valeur potestative. Le droit français ne reconnaît que les principes de déontologie sanctionnés par la loi ou la jurisprudence.

J. Huteau 576 , ex-directeur de l’information de l’AFP, propose une solution de régulation qui s’apparente à un Ordre professionnel. Il propose de publier un Code de déontologie qui forcerait la profession à réfléchir sur elle-même. Parallèlement, il faudrait adopter une loi qui cadrerait les structures des sociétés de presse. Quant au respect d’une information objective et aux règles de déontologie, il envisage la création d’un Conseil de presse doublé d’un Médiateur national. Formé de professionnels, de sociologues, de responsables d’écoles de journalisme, ce Conseil examinerait les plaintes contre les médias, à l’exception du délit de diffamation relevant de la justice. Ce Conseil n’aurait pas de réel pouvoir de sanctions. Il exercerait surtout une influence morale, en publiant régulièrement ses avis. Le public saurait quel journal a « fauté », quel aspect de la déontologie n’a pas été respecté. Selon lui, une plus grande auto-régulation permettrait de réduire les procès. En Suède, ce type de conseil a fait ses preuves. Il se double d’un Médiateur, un Ombudsman, chargé de contrôler le respect des règles éthiques de la presse. Les plaintes aboutissent d’abord sur le bureau du Médiateur, et s’il n’arrive pas à trouver un accord à l’amiable, elles sont transmises au Conseil de presse, fondé par la profession. Le Conseil publie ses conclusions et distribue parfois des amendes. Il faut préciser que le système d’autodiscipline suédois n’est pas fondé sur la législation. Il est purement volontaire et intégralement financé par les organisations de presse. Celles-ci sont d’ailleurs chargées de l’élaboration du Code de déontologie suédois pour la presse, la radio, et la télévision. Le Comité de déontologie de la presse 577 a été fondé en 1916. Il est le plus ancien en son genre dans le monde. Ce Comité est composé d’un magistrat, qui en est le Président, d’un représentant de chacune des organisations de presse, et de deux représentants du public qui ne doivent pas avoir de liens avec la presse. Quant à l’Ombudsman du public auprès de la presse, il a été institué en 1969. Il est nommé par un comité spécial composé des Ombudsmans parlementaires et des présidents de l’ordre des avocats de Suède et du Club des publicistes. Les plaintes pour violation des bonnes pratiques journalistiques sont portées devant l’Ombudsman du public auprès de la presse. Il est également habilité à se saisir d’une affaire de sa propre initiative, pourvu que la ou les personnes concernées y consentent. N’importe qui peut saisir l’Ombudsman d’un article de journal qu’il juge contraire à l’éthique de la presse. Pour qu’un blâme puisse être infligé au journal, il faut que la personne visée dans l’article ait donné son consentement. Lorsqu’il est saisi d’une plainte, le Médiateur suédois doit examiner si le tort peut être réparé par une rectification ou une réponse insérée dans le journal en cause. Si l’affaire ne peut pas être réglée par cette voie, il peut ouvrir une enquête. La plainte doit être déposée dans les trois mois de la publication incriminée. Une fois son enquête achevée, l’Ombudsman aura deux possibilités : il pourra considérer que l’affaire ne justifie pas un blâme à l’adresse du journal, ou il pourra juger qu’il dispose d’éléments suffisants pour saisir le Comité de déontologie de la presse. Dans le premier cas, le plaignant peut former un recours contre la décision devant le Comité de déontologie. Pour autant, rien n’empêche le plaignant de porter l’affaire devant le tribunal de droit commun après son examen par les deux autorités médiatrices.

En France, nous sommes loin de l’adoption de ce type de système, mais une AAI de l’information, calquée sur le modèle du CSA, pourrait être une solution favorable au droit à l’information.

Notes
572.

Définition de M. LACOMBE, Les ordres professionnels, thèse, Strasbourg, 1987.

573.

Cette idée n’est pas incongrue comme nous l’avons fait remarquer dans un titre 1.

574.

A l’instar des médecins libéraux par exemple.

575.

K. POPPER, J. CONDRY, La télévision, un danger pour la démocratie, Anatolia, 1994, 93 p.

576.

In revue Médias, avril-mai 2002, p. 116.

577.

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