Sous section 1. Un lien avec les trois « générations de droits »

Les différents droits sont souvent classés en trois générations : faire, avoir et être. Comme il est rappelé dans le manuel de Droit des libertés fondamentales coordonné par L. Favoreu, cette présentation devenue classique des droits ou libertés reflète clairement l’homogénéité de l’ensemble 606 . Ce mode de classement permet de les différencier dans la forme et de rendre compte de la succession historique de phases complémentaires tant dans la revendication que dans la reconnaissance.

Pour la génération « faire », il s’agit de la conception traditionnelle des droits de l’homme, des droits issus de la première génération ; les droits civils et politiques, opposables à l’Etat. Ce sont des « libertés-limites », un champ de liberté auquel l’Etat ne peut pas toucher ; liberté d’aller et venir, liberté du mariage, inviolabilité du domicile, secret de la correspondance, égalité devant la loi et les charges publiques, sûreté... Entrent dans cette catégorie des « libertés-résistances » ; la liberté de la presse, d’opinion, de réunion… Pour l’essentiel, elles sont consacrées par la DDHC. Ces droits se caractérisent par leur nature et la qualité de leur titulaire : tout homme en dispose dès sa naissance et dans son individualité, même si certains de ces droits s’exercent collectivement. Les autorités doivent se borner à en assurer la garantie et à protéger la liberté en général. Selon J. Rivero 607 , ce sont les droits de l’homme de la première génération qui correspondent aux libertés fondamentales. Le droit à l’information est le corollaire nécessaire de la liberté de la presse ou de communication, libertés de la première génération.

La deuxième génération, « avoir », est représentée par les droits économiques et sociaux, les droits exigibles de l’Etat, les droits-créances, même si dans le manuel coordonné par L. Favoreu 608 , les auteurs trouvent cette formule très maladroite. Il s’agit des principes énoncés dans le préambule de 1946 et notamment les principes particulièrement nécessaires à notre temps, correspondant à la transformation de l’Etat Gendarme en un Etat Providence. C. Leclercq rappelle à cet égard que la doctrine de l’Eglise a toujours été favorable aux droits sociaux et économiques, sans qu’ils s’opposent pour autant à la liberté individuelle, défendue par la démocratie américaine 609 . La démocratie devient, pour les citoyens, créatrice de droits qu’ils n’ont pas encore. Ce sont les droits économiques et sociaux reconnus par le Conseil constitutionnel : le droit à un emploi 610 , le principe d’égalité entre les sexes 611 , (dont il a reconnu la violation en 1993 612 ), la liberté syndicale 613 , le droit de grève 614 (dont il a reconnu la violation en 1979), le droit des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail et à la gestion des entreprises 615 , le principe d’appropriation collective des services publics nationaux et des monopoles de fait 616 , les principes du respect des règles du droit public et international et du non-emploi de la force contre la liberté d’aucun peuple 617 , le droit à un enseignement public, gratuit et laïc 618 , le principe de limitation, sous réserve de réciprocité, de souveraineté nécessaire à l’organisation et à la défense de la paix 619 . Il est plus difficile de faire respecter des droits-créances qui peuvent impliquer une abstention car le Conseil constitutionnel ne possède aucun pouvoir d’injonction à l’égard du pouvoir législatif ou exécutif et les particuliers à qui s’adressent ces droits, ne disposent dans la plupart des cas d’aucun recours contentieux en carence. Dans sa décision des 10 et 11 octobre 1984, le Conseil constitutionnel affirme que « le législateur ne peut intervenir que pour rendre plus effectif l’exercice de cette liberté » ou pour « le concilier avec celui d’autres règles ou principes de valeur constitutionnelle ». On en déduit que sa compétence est limitée à une action positive en faveur de la liberté et donc que son rôle n’est pas de diminuer une liberté mais d’intervenir de façon appropriée afin de la renforcer. Le Conseil constitutionnel précise bien que « le principe de la liberté de communication ne s’oppose point à ce que le législateur (…) édicte des règles concernant l’exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, d’écrire et d’imprimer » (considérant 36). L’appel à un Etat interventionniste répond donc à une préoccupation essentielle, celle de garantir de façon efficace le respect des libertés et de donner à celles-ci un caractère plus réel.

Ces droits de la génération « avoir » sont reconnus à tous, en tant que membres de catégories déterminées, mais pas à chacun pris dans son individualité. Contrairement à la première génération, ils nécessitent une intervention de la puissance publique pour les garantir mais aussi pour assurer leur mise en œuvre (hôpitaux, sécurité sociale…). Ces droits-créances 620 ne peuvent recevoir satisfaction qu’après la mise en place de moyens destinés à répondre aux exigences des particuliers. Le service public apparaît comme le procédé le plus adéquat pour répondre à ces demandes. Tant qu’un droit-créance n’est pas mis en oeuvre par l’Etat, il reste virtuel, contrairement à la liberté qui, elle, est naturelle et de jouissance immédiate. L’Etat détient de ce fait un pouvoir discrétionnaire très large. Ce sont les « droits à » plutôt que les « droits de » de la première génération. Ne serait-ce que par son appellation, le droit à l’information semble appartenir à cette catégorie.

La troisième génération concerne les droits de solidarité, les droits universels. Cette génération désigne habituellement quatre catégories de droits : le droit à la paix, le droit au développement, le droit à l’environnement 621 , le droit au respect du patrimoine. A travers ces droits collectifs, il s’agit de retrouver une qualité de vie. Leur reconnaissance est liée au mouvement d’internationalisation des droits de l’homme et ont fait l’objet d’une reconnaissance générale par l’O.N.U. Ces droits de la troisième génération sont invocables par tout homme, non pas en tant qu’entité propre, qu’individualité, mais en tant que composant de l’humanité. Ils sont a priori opposables à la puissance publique, cependant leur application effective et juridique s’avère problématique. Ils revêtent le plus souvent la forme de programmes. Comme le souligne J. Rivero dans son manuel sur les libertés publiques, la tendance est à faire correspondre un droit à tous les besoins et à toutes les aspirations de l’homme, sans que soient sérieusement envisagés la possibilité matérielle et les moyens juridiques de satisfaire ces droits 622 . L’auteur considère cette inflation comme dangereuse car elle risque de réduire la valeur de la notion des droits de l’homme. A ces nouveaux droits, font défaut certains des caractères que la notion même de droit implique nécessairement : tout droit, même naturel, doit avoir un titulaire, un objet et doit être opposable à une ou plusieurs personnes déterminée(s) tenue(s) de les respecter. Selon lui, les titulaires des nouveaux droits restent flous : droit de chaque homme ou droit du groupe ? La plupart des droits semblent être attribués à des collectivités, mais se pose la question de savoir quelles collectivités ? La nation, organisée en Etat ou les multiples composantes collectives de l’ensemble national ? La nécessaire primauté de l’homme sur le groupe social, fondement des sociétés de liberté, se trouve alors remise en question. Et puis l’objet est lui-même imprécis, peu défini, très large. La paix, le développement peuvent revêtir des formes variées. J. Rivero se demande à qui opposer concrètement ces droits ; à la communauté ? A certains de ces membres ? Aux particuliers ? Répondre à toutes les demandes est un danger pour le principe même de liberté.

Ne serait-ce que du fait de son appellation, de l’intervention étatique en matière de presse, du fait qu’il concerne des catégories déterminées 623 , le droit à l’information entrerait donc dans la deuxième catégorie ; les droits-créances, souvent considérés comme des droits objectifs. Et pourtant, le droit à l’information est de plus en plus reconnu et protégé par les juridictions, qui sont la source même du droit subjectif. Cette classification n’est alors plus satisfaisante.

Dans son ouvrage, E. Barendt résume la liberté d’expression à travers trois idées 624 . Nous reprendrons ces idées pour les appliquer au droit à l’information. Le droit à l’information est nécessaire pour la découverte de la vérité. Cette opinion avait déjà été développée par Milton 625 . Dans une conception anglo-saxonne que la France est en train de rejoindre, la recherche individuelle de la vérité se réalise dans un cadre concurrentiel qui permettra aux meilleurs de triompher. La deuxième idée est le plein épanouissement individuel. Si cette idée prend tout son sens en matière d’expression, le droit à l’information du public, du lecteur, du téléspectateur, du citoyen, de plus en plus privilégié, tend à cet objectif. Enfin, la troisième idée consacre le rôle démocratique du droit à l’information. Il fait avancer la société, il privilégie la transparence et permet au citoyen de participer même indirectement, seulement en étant informé, à la vie de la cité, à la vie démocratique.

Nous proposons donc une nouvelle génération de droits, la quatrième, qui engloberait les trois autres tout en assurant une dimension démocratique. La conception purement libérale, ou à l’inverse interventionniste, est obsolète. Une liberté ou un droit dans une société démocratique ne peut être assuré que par la conciliation entre une certaine liberté et un nouveau type d’intervention publique satisfaisant l’intérêt général 626 . Entreraient dans cette catégorie les libertés et droits particulièrement utiles à l’établissement ou à la sauvegarde de la démocratie, dont la pérennisation passe par une certaine forme de régulation tout en respectant la liberté. Il est évident qu’une liberté ou un droit est par essence démocratique, mais si toutes les libertés ou droits revêtent une importance certaine, ils n’ont pas tous la même finalité. Par exemple, le droit à un environnement sain est primordial pour la sauvegarde de la planète d’un point de vue écologique, mais l’environnement peut très bien se trouver privilégié dans une société non démocratique. En revanche, il ne peut y avoir de société démocratique sans liberté d’expression et droit à l’information, comme le rappelle la Cour européenne des droits de l’homme dans la plupart de ses décisions relatives à la presse. L’affirmation d’une société démocratique participe donc à la définition de cette nouvelle génération.

La quatrième génération, c’est finalement la réunion des trois autres catégories ; la liberté par principe, l’intervention de l’Etat pour assurer cette liberté, et un objectif, celui de favoriser une société démocratique dont l’information serait le vecteur. Le droit à la dignité de la personne humaine pourrait aussi être classé dans cette catégorie : le respect de la dignité de la personne humaine devrait être naturel mais il a besoin d’une intervention pour être honoré, et une société ne peut se considérer comme démocratique si elle occulte le principe de dignité. Ce sont des droits ou libertés à dimension universelle permettant l’assise d’une société démocratique. Certains juristes, comme G. Braibant, ont d’ailleurs proposé une quatrième génération de droit du fait de l’expansion de l’emprise grandissante des nouvelles technologies de l’information 627 .

Eu égard à l’importance d’une information libre dans une société démocratique, l’information, droit ou liberté, revêt un caractère fondamental.

Notes
606.

L. FAVOREU (sous la coordination de), Droit des libertés fondamentales, Paris, Dalloz, 2002, p. 45.

607.

C LECLERCQ, Libertés publiques, 3ème éd., Litec, 2000, 310 p.

608.

L. FAVOREU, (sous la coordination de), Droit des libertés fondamentales, Paris, Dalloz, 2002.

609.

C. Leclercq, Libertés publiques, Paris, Litec, 2000, p. 27.

610.

DC n° 83-156 du 28 mai 1983, Recueil p. 41.

611.

DC n° 81-133 du 30 décembre 1981, Recueil p. 41.

612.

DC du 13 août 1993, Recueil p. 224.

613.

DC n° 83-162 du 19-20 juillet 1983, Recueil p. 49.

614.

DC du 25 juillet 1979, Recueil p. 33.

615.

DC du 5 juillet 1977, Recueil p. 35.

616.

DC n° 74-54 du 15 janvier 1975, Recueil p. 19.

617.

DC n° 75-60 du 30 décembre 1975, Recueil p. 26.

618.

DC du 23 novembre 1977, Recueil p. 42.

619.

DC n° 76-71 du 30 décembre 1976, Recueil p. 15.

620.

Voir par exemple D. Cohen, « Le droit à...  », in L’Avenir du droit, Mélanges en hommage à F. Terré , Dalloz-PUF-Éd. du Jurisclasseur, 1999, p. 393.

621.

Par exemple, le 2 mars 1989, se sont réunis à La Haye une vingtaine de pays à l’initiative de la France dans le but de créer une autorité mondiale pour sauver l’atmosphère. La déclaration de La Haye de mars 1989 énonce : « Le droit de vivre est à la base de tous les autres. Sa garantie est un devoir absolu pour les responsables de tous les Etats du monde. Les conditions même de la vie sur notre planète sont aujourd’hui menacées par les atteintes graves dont l’atmosphère est l’objet ».

622.

J. Rivero, Libertés publiques, p .134 (op.cit).

623.

Lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs.

624.

E. BARENDT, Freedom of speech, Oxford, Clarendon Press, 1989, 344 p.

625.

MILTON aeropagitica, op. cit.

626.

Indépendamment du parti politique au pouvoir…

627.

G. Braibant, Données personnelles et société de l’information, Rapport au Premier ministre, La documentation française, 1996.