Sous section 2. Une liberté fondamentale ? Un droit de l’homme ?

Le droit à l’information est le corollaire de la liberté de la presse, considérée par le Conseil constitutionnel comme une liberté fondamentale 628 . Le public a droit à une information pluraliste ; le pluralisme est un objectif de valeur constitutionnelle pour le Conseil constitutionnel 629 , une liberté fondamentale pour le Conseil d’Etat. Même s’il n’a pas été consacré explicitement par le Conseil constitutionnel, le droit à l’information se caractérise sans conteste par son caractère fondamental, quelle que soit la terminologie retenue, droit ou liberté. Dans ce sens, les débats relatifs à l’élaboration de la Constitution de 1958 énonçaient déjà que « la distinction entre ce qui est fondamental et ce qui ne l’est pas est bien délicate : tout ce qui garantit une liberté est fondamental » 630 .

Les droits de l’homme ou droits fondamentaux englobent les libertés. Parler de droits et libertés fondamentaux permet de mieux refléter la diversité de la matière et peut-être toute son étendue. Selon le dictionnaire de la culture juridique, les termes les plus couramment employés reposent sur un autre type de distinction 631 . Les droits de l’homme font référence à l’ancrage des droits dans une réalité et des valeurs extra-juridiques. Ils font songer par ailleurs aussi bien aux origines historiques qu’à l’universalisme du droit international. Dans les pays anglo-saxons ils sont en tant que « human rights » opposés aux « civil rights » à portée nationale. Quant aux droits fondamentaux, ils renvoient au droit allemand 632 dans lequel ils sont conçus comme les piliers d’un ordre juridique cohérent, reposant sur des valeurs qui imprègnent la Constitution, la « loi fondamentale ».

La terminologie française hésite entre les expressions « droits de l’homme », « libertés publiques » et « libertés fondamentales ». La première a une connotation plus philosophique que la seconde dont la portée est plus strictement juridique. L’expression « libertés publiques » a été couramment utilisée sous la IIIe République. Elle signifie que les libertés sont consacrées par l’État, ce qui justifie leur qualification de publiques. Or cette consécration est essentiellement le fait du législateur qui en détermine le régime juridique. Les libertés publiques sont encore marquées, aux yeux de certains, par le lien qu’on peut établir entre elles et le principe de légalité, d’où une préférence contemporaine pour la notion de « libertés fondamentales » qui met en relief leur lien avec une pluralité de textes fondamentaux, constitutionnels, internationaux et européens, sans négliger les autres sources législatives et jurisprudentielles.

Si la notion de droits fondamentaux est la plus usitée depuis les années 1990 633 , elle constitue assurément une notion juridique, mais bien difficile à définir. Le droit français a été inspiré par le droit allemand qui garantit des droits fondamentaux depuis l’adoption de la loi fondamentale de 1949. Le précis « Droit des libertés fondamentales » souligne quelques paradoxes relatifs à la notion de droits fondamentaux 634 . En effet, la loi allemande qui leur a conféré cette qualité « fondamentale » et qui conduit aujourd’hui, même en droit français, à substituer, au moins partiellement, la notion de « droits fondamentaux » à celle de « droits constitutionnels » n’était dite « fondamentale », à l’origine, que pour mieux souligner les circonstances historiques qui avaient présidées à son adoption et avaient justement conduit à lui refuser le titre de Constitution. Malgré cela, le qualificatif de « fondamental » qui assortit ces droits, s’est imposé même dans les ordres juridiques qui connaissent une « Constitution », et non pas une « Loi fondamentale ». Et cette imputation du caractère fondamental des droits à la nature constitutionnelle de la norme qui les pose joue aujourd’hui -spécialement en France-, un rôle considérable, de même que les textes constitutionnels français n’imposent nullement, par eux-mêmes, cette expression dans la mesure où ils ne l’utilisent pas. Bien davantage, il n’est pas du tout certain que les deux notions de « droits fondamentaux », d’une part, et de « droits constitutionnels », d’autre part, soient substituables l’une à l’autre. En effet, si la Constitution française applique bien l’adjectif « fondamental » à plusieurs substantifs (spécialement les « garanties fondamentales » ou les « principes fondamentaux » de l’art. 34), elle ne consacre pas formellement la notion de « droits fondamentaux », en dehors de l’allusion que l’article 53-1 fait aux « libertés fondamentales ». Cela ne signifie naturellement pas que les droits ou libertés fondamentaux n’existent pas en droit français : mais le droit français a probablement consacré des droits dits fondamentaux avant même de recevoir une telle qualification. Même si la Constitution française ne consacre pas réellement la notion de « droits fondamentaux », il s’agit bien d’une notion juridique positive en cela que la jurisprudence du Conseil constitutionnel s’y réfère expressément, tout comme celle de la plupart des autres juridictions françaises, et bien sûr la CEDH.

Le législateur ordinaire utilise lui aussi la notion et institue lui-même des « droits fondamentaux », comme le droit au logement et le droit à la sécurité, par exemple. La loi peut aussi se référer à la notion générique de « liberté fondamentale », comme pour les procédures juridictionnelles administratives d’urgence, mais sans définir cette notion. Même si les droits fondamentaux ne constituent pas tous des libertés, en revanche, si les libertés en question sont « fondamentales », elles doivent bien constituer des droits. La notion de « droits fondamentaux » semble donc regrouper à la fois certaines libertés et d’autres droits non réductibles à des libertés, comme l’égalité par exemple.

E. Picard relève trois conceptions des droits fondamentaux 635 : la première est la conception ordinaire, la plus courante, qui « offre des droits fondamentaux l’image d’une sorte d’agrégat hétéroclite de droits et de libertés, dont le seul point commun réside en cela que le locuteur qui utilise la formule les tient simplement pour importants, essentiels ou déterminants »... L’adjectif « fondamental » tend à suggérer, sans nullement l’établir, que ces droits seraient au fondement même du droit... Pour l’auteur, les droits fondamentaux recouvrent le plus souvent divers droits et libertés de toute nature, pourvu qu’ils soient perçus comme « importants » comme la liberté d’aller et venir, la sûreté, la liberté de réunion, la liberté de la presse, la liberté d’association, auxquelles on peut ajouter, notamment, les droits civiques, le droit à l’égalité, le droit au juge, le droit au recours, les droits de la défense, le droit à la présomption d’innocence, le droit au logement, le droit à la sécurité, le droit de grève, etc. Il est bien certain que toutes les aspirations humaines ne peuvent pas constituer des droits, et que tous les droits ne peuvent pas être fondamentaux. En effet, si des droits peuvent être dits « fondamentaux », c’est que d’autres ne le sont pas, sinon l’expression serait pléonastique et il faudrait supprimer l’adjectif.

Pour E. Picard, cette conception ordinaire n’est probablement pas fausse intrinsèquement : elle est simplement inachevée. Avec le risque que la formule tend à devenir presque aussi vague et inconsistante que celle à laquelle elle est en train de se substituer, et qui a pratiquement fini par perdre toute signification juridique, celle de « droits de l’homme ». Cette définition nous semble intéressante même si elle est excessive, dans le sens où attribuer le caractère fondamental à tous les droits ou libertés dénaturerait le principe même. Nous compléterions alors le raisonnement en ajoutant que sont fondamentaux tous les droits ou libertés qui révèlent une société démocratique.

La deuxième conception est positiviste : il s’agit pour E. Picard, de la conception la plus élaborée et donc la plus séduisante, comme la plus facile à saisir, mais aussi la plus fausse. Les droits fondamentaux sont alors exclusivement les droits consacrés par la Constitution : il n’y a de droits fondamentaux que constitutionnels. C’est la Constitution, et elle seule, qui leur confère le caractère fondamental. En effet, la Constitution étant au fondement de l’ordre juridique, les droits qu’elle pose ne peuvent être que des droits fondamentaux. Cette tendance exclut ou ne se prononce pas toujours sur la possibilité pour le droit international de poser lui aussi des droits fondamentaux. En dehors de cette incertitude majeure, cette thèse, lorsqu’elle est confrontée au droit positif, révèle sa fausseté selon E. Picard, car elle ne reflète pas la hiérarchie des droits et en donne un reflet inexact. Les droits que consacre la Constitution ne sont pas fondamentaux au motif que c’est la Constitution qui les pose ; mais c’est parce que le constituant les a jugés fondamentaux qu’il les a garantis constitutionnellement. Et c’est aussi la raison pour laquelle, dans le cas où le constituant n’aurait pas songé à les consacrer expressément, le juge lui-même, interprète de la Constitution, les protégera en érigeant le texte où ils les trouvent en source normative constitutionnelle ou en source prévalente du droit, alors que telle n’était pas la vocation du texte ou en conférant, toujours sans habilitation particulière, un rang prééminent aux principes non écrits dans lesquels ils trouvent les droits qu’ils appliquent ou les raisons de les faire. Ils forgent alors des concepts « matriciels », des droits de « premier » ou de « second rang », des droits objectifs, droits indérogeables… De plus, cette conception éradique complètement la portée spécifique du mot « fondamental », au profit de « constitutionnel », alors même que le droit positif témoigne très largement de ce que ces droits, s’ils sont souvent consacrés et garantis par le constituant, ne trouvent pas forcément leur origine ou leur sanction dans une norme de rang constitutionnel et ne prévalent pas toujours comme le devraient des droits constitutionnels. Nous ajouterons que même si la plupart des droits européens ou internationaux sont garantis dans le bloc de constitutionnalité, le droit ou la liberté fondamentale ne peut se trouver cantonné à son appartenance à la Constitution pour deux raisons majeures : la Constitution n’est pas le bloc de constitutionnalité, et l’on ne peut occulter de cette manière les droits garantis au niveau européen alors même que le texte les protégeant s’intitule « Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales »!

La troisième conception est une conception objectiviste des droits fondamentaux. Ce sont les organes « jurislateurs » -constituants, législateurs, juges- qui, chacun à leur manière et par la façon dont ils posent ou disent le droit, agissent comme si ces droits existaient réellement sans être nécessairement posés et comme s’ils étaient susceptibles de s’imposer à l’encontre de tout autre considération, droit ou pouvoir, quand bien même le droit formellement légiféré ne le permettrait pas, voire s’y opposerait. Il advient même que ces normes formelles reçoivent leur valeur normative et leur rang en fonction de l’importance de leur contenu.

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Il ressort de cette analyse que les droits fondamentaux trouvent leur source dans les normes supérieures que sont le bloc de constitutionnalité et les droits ou libertés consacrées au niveau international ou européen. Ils bénéficient aux citoyens et sont protégés juridictionnellement, que ce soit au niveau constitutionnel, judiciaire, administratif ou européen. Ils regroupent à la fois des droits objectifs et des droits subjectifs, ils participent à l’affirmation de la société démocratique. Dans leur manuel relatif aux droits des libertés fondamentales, MM. Favoreu et consorts mettent en corrélation les droits fondamentaux et les droits subjectifs puisqu’ils définissent le droit fondamental à travers un objet, des titulaires ou bénéficiaires et une justiciabilité 636 . Nous nuancerons cette position pour le droit à l’information qui est un droit fondamental découlant de la liberté de communication, mais dont le caractère de droit subjectif est encore incomplet.

Notes
628.

Voir par exemple V. CHAMPEIL-DESPLATS, « La notion de droit fondamental et le droit constitutionnel français », D. 1995, chron. P. 328-329.

629.

Le pluralisme est particulièrement garanti par le Conseil constitutionnel, comme le démontre B. GENEVOIS dans son article « La jurisprudence du Conseil constitutionnel est-elle imprévisible ?  », Pouvoirs, 1991, n° 59, pp.137-138.

630.

H. TEITGEN, « Travaux préparatoires de la Constitution », Avis et débats du comité consultatif constitutionnel, La documentation française, 1960, p. 105.

631.

D. Allard et S. Rials (sous la direction de), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003, p. 1680.

632.

En ce sens, voir L. FAVOREU, rapport général introductif, « Cours constitutionnelles européennes et droits fondamentaux », Actes du IIème colloque d’Aix en Provence, 19, 20, et 21 février 1981, Faculté de droit et science politique d’Aix Marseille, Economica-P.U.A.M., coll. Droit public positif, 1982, 540 p.

633.

Voir par exemple. P-B Martinez, « Droits fondamentaux et droits de l’homme », V. Champeil-Desplats, « La notion de droit fondamental dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », in l’Etat de droit, dossier réalisé par J. CHEVALLIER, Problèmes politiques et sociaux, la documentation française, mars 2004, n° 898, 112 p.

634.

L. FAVOREU (sous la coordination de) Droit des libertés fondamentales, Paris, Dalloz, 2002, p 67 et suivantes.

635.

E. PICARD, « L’émergence des droits fondamentaux », Actualité juridique. Droit administratif, numéro spécial, juillet 1998, p. 2-42.

636.

Op. cit, p. 67 et suiv.