Sous section 2. Le droit à l’information au carrefour des deux catégories

Ihering énonçait déjà en 1888 que le droit subjectif n’est autre qu’un intérêt juridiquement protégé, dont la protection est garantie par l’action en justice 646 . L. Duguit confirme cette position en expliquant la condition de justiciabilité qui est une condition essentielle pour l’existence ou la reconnaissance d’un droit subjectif 647 . L’effectivité de la norme dépendant de ce droit ou liberté nécessite l’intervention du juge, chargé de veiller à son respect.

Un droit objectif est une sorte d’éthique à respecter, une ligne directrice à suivre pour la société. Le droit à l’information correspond à cette définition puisqu’il a émergé à travers les notions de pluralisme et honnêteté, qualités intrinsèques de l’information. Le pluralisme est considéré par le Conseil constitutionnel comme un objectif de valeur constitutionnelle, l’honnêteté comme un impératif. Un objectif de valeur constitutionnelle est une ligne directrice à suivre, un but à atteindre pour le législateur, en quelque sorte une éthique à respecter, comme l’impératif. Le but d’une information pluraliste et honnête est la satisfaction du public, destinataire essentiel de l’information. A charge pour l’Etat de faire respecter ces principes, que ce soit à travers les lois relatives au pluralisme ou à travers le contrôle exercé par le CSA, gardien du pluralisme et de l’honnêteté de l’information. En ce sens, le droit à l’information remplit toutes les conditions d’un droit objectif.

Pourtant, nous envisageons de le considérer comme un droit subjectif. A l’instar de la remise en cause des différentes terminologies relatives aux droits et libertés, un objectif de valeur constitutionnelle selon le Conseil constitutionnel pouvant même devenir une liberté fondamentale pour le Conseil d’Etat, pourquoi ne pas avancer l’idée qu’un même droit peut être à la fois objectif et subjectif. Le droit à une information pluraliste et honnête est un droit objectif dans le sens où il constitue une éthique à suivre pour l’Etat et bien sûr pour les entreprises de presse, mais il tend à devenir un droit subjectif dans la mesure où les juridictions judiciaires tendent à le reconnaître comme tel. L’information est à destination du public, les titulaires sont alors désignés, même si la position des juges n’est finalement pas si claire comme nous l’envisagerons dans un second temps !

Comme l’affirme J. Chevallier,

‘« en se plaçant du côté des destinataires et en s’efforçant de garantir l’accès de tous à l’information, on se préoccupe de l’exercice concret de la liberté de communication et on la transforme en un véritable droit subjectif au profit des individus » 648 .’

Le droit à l’information a un objet déterminé : l’accès à l’information que ce soit à travers l’information administrative ou l’accès à l’information journalistique qui est assurée par une diffusion pluraliste, mais aussi la réception de l’information à travers le droit à l’antenne.

Des titulaires peuvent être identifiés : les citoyens, même si le problème de l’intérêt à agir, de la qualité à agir et de la prétention n’a pas été complètement éclairci par le juge, comme nous l’envisagerons dans un second temps. Un autre titulaire peut être envisagé : il s’agit du journaliste, au coeur des sources de l’information, sans qui le public ne pourrait accéder à l’information. Nous prendrons le parti de considérer que le journaliste est aussi un titulaire du droit à l’information, même s’il oppose la plupart du temps son droit à l’Etat.

Un droit subjectif est un droit opposable : l’Etat et les entreprises de presse sont responsables du respect d’une information pluraliste et honnête.

Et puis surtout, la dernière condition : la justiciabilité. Nous verrons que l’on peut agir devant la Cour de cassation par l’intermédiaire du référé ou de l’article 1382 du Code civil. De plus, l’instauration du référé administratif pourrait devenir un moyen d’affirmer le droit à l’information comme droit subjectif.

Si des auteurs comme T. Massis reconnaissent le caractère subjectif du droit à l’information, tous s’interrogent sur l’opportunité de cette reconnaissance 649 . Par exemple, F. Terré explique que puisque l’information est envisagée du côté de celui qui la fournit mais aussi du côté de celui qui la reçoit, elle est appelée, comme par contrepoids, à participer à la reconnaissance de nouveaux droits : des libertés on passe aux droits de l’homme, puis de ceux-ci, par prolongation d’esprit individualiste, aux droits subjectifs 650 . De la liberté du commerce et de l’industrie ou de la liberté d’entreprise, on passe au droit à l’information dont se prévaut l’homme des médias. Du libre accès à la connaissance, qui est à la fois une condition et un effet de la démocratie et de la liberté, on passe aussi volontiers au droit du public à l’information, au droit de savoir. Si l’auteur reconnaît le caractère subjectif du droit à l’information, il rappelle qu’il n’est pas sûr que cette évolution de la liberté de communication vers un droit à l’information soit réellement un progrès de la société. Pour l’auteur, le télescopage des droits et des règles juridiques peut obscurcir le paysage et altérer profondément la liberté de pensée et de comprendre, qui est la condition première de toutes les autres.

Pour N. Mallet-Poujol 651 , le droit à l’information doit rester un droit « programmatoire », une liberté publique sans nécessairement faire naître un droit subjectif. Il inspire des arbitrages entre des intérêts en présence comme la liberté d’expression et la vie privée, mais ne saurait être opposé aux droits des individus. Pour autant, l’auteur ne remet pas en cause le caractère subjectif du droit à l’information mais regrette l’interprétation donnée par les juges civils qu’elle estime contestable.

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L’affirmation du droit à l’information participe à l’évolution d’une société où le citoyen est au cœur de la prise de décision, où le citoyen a des droits qu’il entend faire respecter. Les droits et la protection du consommateur se sont développés, tout comme ceux de l’administré 652 par exemple. La tendance est de mette en valeur les droits plutôt que les libertés 653 . Au-delà d’un simple effet de mode ou d’un choix de vocabulaire, cette évolution des libertés en « droit » caractérise aussi la prise en considération du citoyen. L’accès à l’information est un droit, un droit fondamental car il ne peut y avoir de démocratie sans information libre. Mais un droit fondamental axé sur le citoyen n’a de sens que si celui-ci peut s’en prévaloir. Le droit à l’information devient alors un droit subjectif. Mais nous l’avons vu, le droit subjectif se caractérise par un objet déterminé ; l’objet du droit à l’information est de pouvoir recevoir l’information, et d’y avoir accès, ce qui est possible si une diffusion libre est assurée (assuré par le pluralisme et l’honnêteté de l’information que nous avons déjà évoqué). Mais un droit subjectif doit aussi avoir des titulaires identifiés : si les lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs sont les destinataires essentiels de l’information, il ne pourrait y avoir d’information libre sans le travail des journalistes. Il faut alors leur permettre d’accéder à l’information, notamment en protégeant leurs sources.

Notes
646.

IHERING, L’Esprit du droit romain, T. III, 1878, p. 326.

647.

L. DUGUIT, Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon, (T. II), La mémoire du droit, réimp. de la 2éme éd. de 1920, 220 p.

648.

J. Chevallier, « Constitution et communication », Dalloz 1991, chron. p. 252.

649.

Par exemple, pour M Massis, le Conseil constitutionnel, en se plaçant du côté de celui qui reçoit l’information, a amorcé la création d’un nouveau droit subjectif : le droit du citoyen à recevoir une information. T. MASSIS, « Un téléspectateur et une association peuvent-ils agir en justice pour défendre le droit à une information honnête et pluraliste? », Dalloz 1995, som. p. 263.

650.

F. Terré, « L’information ? Des libertés au droit subjectif » Légipresse, 1er mars 1995, no 119, II, p.  19-23.

651.

N. Mallet-Poujol, « Appropriation de l’information : l’éternelle chimère », D. 1997, chr., p. 330 et s.

652.

La démocratie de proximité est un concept inscrit dans toutes les lois décentralisatrices depuis les années 2000, que ce soit à travers les conseils de quartier, les référendums locaux, le droit de pétition…

653.

Le cours de licence de libertés publiques ne s’est-il pas transformé en cours de droit des libertés fondamentales ?