Sous section 1. La prétention et l’intérêt pour agir

Comme l’explique B. Stirn, avant de devenir un terme juridique, la notion « d’intérêt » a marqué la pensée politique 656 . Il cite A. Hirschman, qui a fait de l’intérêt, pris d’abord de manière étroite et égoïste, le successeur du bien commun 657 . C’est seulement au début du XVIIème siècle que l’idée d’intérêt fait son apparition dans l’histoire de la pensée politique européenne. Puis la notion va se « juridiciser », se décliner 658 jusqu’à l’intérêt pour agir. L’intérêt peut être matériel, de pertinence juridique, ou de moralité. En d’autres termes, il ne doit pas y avoir de détournement de l’action à des fins autres que celles pour lesquelles elle est accordée. Et l’avantage recherché doit être susceptible de se déduire de l’application d’une règle de droit.

L’intérêt à agir est donc une autre des conditions de recevabilité de l’action. Il s’agit de demander au juge de légitimer sa prétention, le défaut d’intérêt pouvant constituer une fin de non-recevoir pouvant être soulevée d’office par le juge. De même, les caractères de l’intérêt à agir requis suscitent la controverse, notamment sur la notion d’intérêt légitime que l’on a parfois tendance à confondre avec les conditions de bien-fondé de la demande mais qui est pourtant bien érigée en condition de recevabilité par l’article 31 du nouveau Code de procédure civile. L’avantage recherché doit être susceptible de se déduire de l’application d’une règle de droit. L’intérêt à agir doit être personnel mais le juge admet les actions collectives dans certains cas.

Le juge reste finalement très flou sur ces conditions pour agir en matière de droit à l’information, alors que les lois successives relatives à la communication audiovisuelle demandent au secteur public 659 comme privé 660 de respecter le pluralisme et l’honnêteté de l’information.

Les affaires qui nous intéresseront concernent la communication audiovisuelle. Cependant, le Conseil constitutionnel vise le lecteur au même titre que le téléspectateur, dès lors une action pour faire respecter le droit à l’information honnête serait envisageable sur le fondement de la loi de 1881. Par extension, on pourrait même aller jusqu’à dire que la loi de 1881 consacre le droit à l’information du lecteur comme droit subjectif puisqu’elle crée des infractions relatives au manquement à l’obligation de fournir une information honnête à travers l’infraction de fausse nouvelle 661 ou la diffamation 662 par exemple.

Il faut rappeler que les principes de la déontologie journalistique restent très théoriques, aucune autorité n’étant habilitée à les faire respecter, les journalistes y étant de toutes façons opposés. Le juge judiciaire est donc le principal, voire l’unique, instrument de contrôle de la déontologie. S’il opère ce contrôle de sa propre initiative, lorsqu’il est confronté par exemple à une atteinte à la vie privée, quelques requérants ont décidé de faire valoir leur droit à l’information auprès du juge judiciaire, le considérant alors comme un droit subjectif.

En effet, dans les années 1980, au moment de la libéralisation de la communication audiovisuelle, des associations de téléspectateurs se sont développées pour favoriser le droit à l’information. Elles sont d’ailleurs régulièrement reçues par le CSA qui leur demande leur avis sur certains points.

L’association « TV Carton Jaune » en fait partie, elle entend principalement agir sur le terrain judiciaire afin de favoriser la prise en compte des aspirations du public et améliorer la qualité de l’information. Sur le fondement de l’article 1382 du Code civil, et en vertu du droit du public à une information pluraliste et honnête, elle espère faire sanctionner les manquements à la déontologie de l’information. Un droit subjectif doit pouvoir se prévaloir de titulaires, la prétention doit porter sur un droit subjectif. Ce droit substantiel est le fondement de l’action et les juges judiciaires ont tendance à tirer de l’interprétation des décisions du Conseil constitutionnel un droit subjectif. Pour certains auteurs comme M. Martin, l’exigence de l’honnêteté de l’information n’apparaît que dans une incidente, comme résultat du pluralisme, et ne devrait en aucun un cas être considéré comme un droit subjectif 663 .

La première action de l’association concerne la fausse interview de F. Castro sur TF1, par P. Poivre d’Arvor, le 16 décembre 1991. Ce fut d’ailleurs la justification de la création de cette association en juin 1992. L’action est fondée sur l’article 28 de la loi de 1986, relative au pluralisme et à l’honnêteté de l’information, modifiée par la loi du 17 janvier 1989 : le comportement des journalistes constitue une faute civile au sens de l’article 1382, ayant causé un préjudice à chaque téléspectateur. Pour pouvoir agir, l’association doit donc justifier d’une prétention relative à un droit subjectif, qui sera le fondement de l’action, en l’espèce le respect d’une information honnête.

Par un jugement du 28 avril 1993, le Tribunal de grande instance de Paris estime que seule la présentation de l’information est contestée, et non son contenu, l’action est donc irrecevable en l’absence d’intérêt légitime à agir, selon l’article 31 du nouveau Code de procédure civile. Il appartient aux demandeurs de démontrer que l’émission litigieuse a porté atteinte à un droit dont ils seraient titulaires. Les juges demandant aux requérants de justifier d’un intérêt légitime pour être recevables, M. Massis considère alors que cette position tend à reconnaître, d’une manière indirecte, l’existence d’un droit subjectif à l’information 664 .

Si le TGI semble reconnaître implicitement un droit subjectif, la Cour d’appel est encore moins explicite. En faisant appel 665 , les requérants ont fait valoir que le Conseil constitutionnel et le législateur ont entendu garantir aux téléspectateurs l’honnêteté de l’information et donc le droit à une information honnête et exacte. Le contenu de l’information aurait été atteint par la présentation malhonnête et inexacte, les textes ne faisant pas la distinction entre la forme et le contenu, le TGI ne pouvait se fonder sur cette distinction pour rejeter la requête 666 . Tout en alignant sa position sur celle des juges du fond, la Cour d’appel ne retient pas cette distinction contestable entre le fond de l’information et la forme, mais elle observe qu’une telle présentation de l’information relève du subterfuge et ne peut que susciter une désapprobation justifiée. La Cour d’appel s’est donc prononcée sur le fond en donnant leur qualification aux faits alors même que les dispositions du nouveau Code de procédure civile lui permettaient de ne pas le faire. Finalement, l’argument de procédure est encore plus important puisque c’est lui seul qui empêche la juridiction de donner satisfaction à l’association demanderesse. Elle a préféré motiver sa décision sur le fondement de la recevabilité de l’action de la part d’une association.

P. Cramier est favorable à l’existence d’un tel droit subjectif, mais, selon lui, il ne peut exister car le respect du pluralisme, qualité intrinsèque de l’information, est assuré par le CSA, et non par les tribunaux judiciaires 667 . L’auteur indique que l’autre condition de recevabilité d’une action, la qualité pour agir, n’a de sens que si on reconnaît un droit subjectif, ce qu’il met donc en doute.

Notes
656.

B. STIRN, Définition de « l’intérêt », In D. Allard et S. Rials (sous la direction de), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003, 1680 p.

657.

A-O. HIRSCHMAN, The passions and the interests, Priceton Univ. Press, 1977, trad., PUF, « Quadrige », 1980.

658.

Il peut s’agir de dommages intérêts, intérêt général…

659.

Article 5 de la loi du 29 juillet 1982.

660.

Dans le cahier des charges des chaînes privées.

661.

Article 27 de la loi de 1881 : « La publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler, sera punie d’une amende de 45 000 euros. Les mêmes faits seront punis de 135 000 euros d’amende, lorsque la publication, la diffusion ou la reproduction faite de mauvaise foi sera de nature à ébranler la discipline ou le moral des armées ou à entraver l’effort de guerre de la Nation ».

662.

Article 29 de la loi de 1881 : « Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés. Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure ».

663.

R. MARTIN, « Sur le droit d’action devant les tribunaux judiciaires du téléspectateur à une information honnête », Recueil Dalloz, n° 40, 14 novembre 1996, p. 578-580.

664.

Précité.

665.

TGI de Paris, 28 avril 1993, Cour d’appel de Paris 5 juillet 1994, D. 1995, somm. p. 263.

666.

On peut d’ailleurs se demander quelle aurait été la position des juges si le fond de l’information avait été contesté.

667.

Nous indiquerons que le CSA est sensé assurer la protection de l’honnêteté de l’information au même titre que le pluralisme, les règles concernant le pluralisme étant simplement plus faciles à vérifier car définies de façon précise par les lois…