Sous section 2. La qualité pour agir

La Cour d’appel a confirmé le jugement du TGI de Paris en considérant que

‘« si une association régulièrement déclarée peut réclamer la réparation des atteintes portées aux intérêts collectifs de ses membres, il ne lui est pas possible, en l’absence d’une disposition législative l’y habilitant expressément, d’agir en justice pour la défense des intérêts généraux. Faute de textes le prévoyant, ni l’association TV Carton Jaune, ni son représentant ne sont recevables à agir pour défendre le droit légitimement protégé des téléspectateurs à une information honnête et exacte » 668 . ’

Deux actions sont traitées en même temps : celle de l’association et celle de M. Patrouilleau en son nom propre. M. Martin constate que la Cour de Paris ne fait pas de différence entre l’action du téléspectateur seul et celle de l’association 669 . Alors que la Cour traite les deux demandes ensemble, M. Martin considère que, si l’on reconnaît un droit subjectif à l’information au profit du public, alors la demande du téléspectateur seul devrait être recevable, au nom de son droit subjectif. Il devrait pouvoir demander réparation sur le fondement de l’article 1382 du Code civil.

Si rien n’empêche l’association de manifester sa désapprobation, elle ne peut le faire par le moyen d’une action en justice qui se heurte, selon les juges, à l’article 31 du nouveau Code de procédure civile, ou plutôt à l’interprétation qu’ils en donnent. La position de la Cour d’appel, qui ne s’est pas placée sur le terrain de l’intérêt à agir mais sur celui de la qualité n’en est pas pour autant plus solide sur ce point. Les juges ont rappelé que toute association peut défendre l’intérêt collectif de ses membres mais que l’action de l’association constitue en fait la défense d’un intérêt général. L’association peut donc intervenir dans l’intérêt collectif 670 de ses membres pour éviter la multiplication d’actions individuelles. Selon l’association, son action visait à protéger l’intérêt collectif des membres de la communauté particulière des téléspectateurs. Mais ce ne sont pas les statuts de l’association qui sont pris en considération pour attester ou non d’une qualité pour agir, mais l’habilitation législative, dont l’association est dépourvue. La Cour n’est, là encore, pas très claire, C. Mécary et F. Gras évoquent même un certain embarras de l’institution judiciaire à l’égard des actions engagées par les associations pour la défense d’un intérêt qui dépasse l’intérêt collectif de leurs membres 671 . Du fait de son défaut de qualité à agir, l’association n’a donc pas par elle-même intérêt à agir, malgré une évolution et une augmentation du nombre d’habilitations législatives autorisant les associations à agir en justice, mais dont ne bénéficie pas l’association de défense des téléspectateurs. Si le téléspectateur semble pouvoir justifier d’un intérêt légitime à agir selon les requérants, il est vrai aussi que la multiplication des actions ne servirait pas le droit à l’information.

La position de la Cour se fonde donc sur la distinction entre la défense des intérêts collectifs 672 des membres de l’association, justifiant une action de la part de cette dernière, et la défense d’un intérêt général qui, en l’espèce, fait obstacle à la recevabilité de l’action, en l’absence d’une habilitation législative, même si la différence entre un intérêt collectif et un intérêt général est non seulement très floue, mais surtout fluctuant selon les époques considérées. Les juges excluent totalement l’idée que des intérêts collectifs puissent servir l’intérêt général.

Malgré l’attitude péremptoire du juge que critiquent C. Mécary et F. Gras, ces mêmes auteurs approuvent le refus du juge de consacrer judiciairement la désapprobation de l’association quant au traitement de l’information pour éviter la prolifération des « associations-procureurs 673  ». Par sa position, la Cour d’appel entend limiter l’incursion judiciaire des associations, notamment lorsqu’elle affirme « que si rien n’interdit aux parties appelantes de manifester leur désapprobation, justifiée, à l’écart des subterfuges utilisés par leurs adversaires, elles ne peuvent cependant le faire en introduisant une action qui se heurte aux dispositions de l’article 31 du nouveau Code de procédure civile ». C’est une manière pour la Cour de reconnaître expressément que les griefs formulés par l’association TV Carton jaune sont justifiés mais que ces protestations doivent s’inscrire dans le champ de la vie politique et non dans celui de la justice. Cependant, en reconnaissant à l’association un intérêt à agir, la juridiction a peut-être anticipé une future habilitation légale, qui, à ce jour, n’a toujours pas été donnée. Il est vrai que la loi vient souvent consacrer un intérêt à agir reconnu par une jurisprudence dominante 674 . L’habilitation judiciaire serait donc la prémisse à l’habilitation légale.

T. Massis approuve cette décision de la Cour d’appel 675 . Il considère que, s’il faut favoriser l’élaboration d’un droit à l’information du citoyen, il parait nécessaire de canaliser les initiatives qui le mettent en en œuvre. Admettre d’une manière trop large l’action de ces associations, c’est prendre le risque d’un contrôle de l’information. A propos de la décision du 29 novembre 1995 676 relative à une action de la même association concernant le principe d’honnêteté de l’information, Maître Montebourg, dans sa plaidoirie, explique à la juridiction qu’elle n’aura pas à craindre le même afflux de contentieux que pour la protection de la vie privée par exemple. L’avocat précise que les revendications présentées par TV Carton jaune ne concernent nullement les programmes de divertissement mais les seuls programmes d’information. Il précise qu’il ne s’agit pas pour les téléspectateurs d’exiger le droit de faire des programmes à la place des diffuseurs, mais de les garantir contre les abus et les atteintes à l’honnêteté et à l’exactitude de l’information. Me Montebourg revient sur la notion d’objectivité, en expliquant que celle-ci ne peut être appréhendée de façon précise et juridiquement rigoureuse, que l’on peut seulement s’en tenir au problème de l’inexactitude de l’information. Il pense que l’objectivité est une affaire de conscience qui relève de la personnalité de chacun des journalistes.

Même s’il parle de lecture audacieuse des décisions du Conseil constitutionnel, T. Massis reconnaît l’amorce d’un nouveau droit subjectif : le droit du public à l’information 677 , au même titre que J. Chevallier reconnaît un droit de créance pour les citoyens 678 , ou encore F. Terré qui affirme le caractère subjectif du droit à l’information 679 . Cela dit, M. Massis n’est pas non plus favorable à une reconnaissance pleine et entière de ce droit subjectif qui risquerait de mettre l’information sous le contrôle du public, avec ses passions et ce que cela comporte.

Certains auteurs ont critiqué sans réserve la position des juges. C’est le cas de C. Mécary et F. Gras qui observent que le législateur a multiplié les habilitations, comme pour la lutte contre le racisme par exemple, et que la jurisprudence tend à admettre la recevabilité d’actions d’associations non habilitées pour défendre un intérêt dépassant le seul intérêt collectif de ses membres 680 . Ils considèrent qu’un intérêt collectif peut être inclus dans l’intérêt général. Les auteurs sont plutôt favorables à l’élargissement de la possibilité d’intenter une action en justice aux associations, plutôt qu’aux simples particuliers d’ailleurs. Mais si l’habilitation législative est nécessaire, cela revient à faire du législateur un juge décidant d’autoriser telle ou telle association à agir. C. Mécary et F. Gras relèvent que si cette solution a le mérite de la clarté, elle présente l’inconvénient de laisser aux autorités en place le pouvoir d’attribuer, selon leurs propres critères, qualité à agir et défendre telle ou telle cause. Les auteurs rappellent que, d’un point de vue historique, ce sont d’abord les tribunaux et les cours qui ont défini le régime de la recevabilité à agir des associations. D’ailleurs, lorsqu’elles démontrent la lésion d’un intérêt qui leur est propre ou d’un intérêt collectif, les associations ont depuis 1923 681 qualité pour agir. Les auteurs soulignent que depuis cette décision, la jurisprudence a largement évolué, surtout ces vingt dernières années, témoignant d’un plus grand libéralisme quant à la recevabilité des actions des associations à but désintéressé. La Cour de cassation a par exemple considéré en 1975 682 que toute association régulièrement déclarée peut, dans les limites de son objet social, réclamer réparation des atteintes portées aux intérêts collectifs de ses membres, sans bénéficier d’une habilitation. Par conséquent, la Cour aurait pu estimer que l’association TV Carton jaune et M. Patrouilleau étaient recevables à agir même en l’absence d’une habilitation législative comme la Cour de cassation et la Cour d’appel de Colmar 683 l’avaient reconnu auparavant. Ils réunissaient en effet les conditions pour agir puisqu’ils pouvaient justifier d’un intérêt à agir en raison de la protection juridique légale, à savoir la loi du 29 juillet 1982 et la loi du 17 janvier 1989, et d’une qualité à agir, les juges ayant déjà reçu des demandes d’associations qui pourtant n’étaient pas habilitées légalement, pour défendre un intérêt qui dépasse le seul intérêt collectif de ses membres. Mais comme le rappellent C. Mécary et F. Gras, la Cour s’est peut-être retranchée derrière la notion d’intérêt général afin d’éviter de se prononcer sur le fond du débat : la responsabilité des médias dans la diffusion de l’information.

Les juges se sont montrés plus explicites dans la reconnaissance du droit à l’information comme droit subjectif et droit fondamental dans la décision rendue le 29 novembre 1995 684 , suite à une requête de la même association TV Carton jaune, concernant le journal de 20 heures de TF1 du 18 février 1994. La présentatrice avait affirmé le lancement d’obus de la part des bosniaques et non des serbes, générant des dizaines de morts, information qui aurait été démentie par la suite. L’association appuie sa requête sur les décisions du Conseil constitutionnel qui auraient consacré le droit du public à une information honnête. Selon l’association, le juge judiciaire est compétent, à défaut de pouvoir du CSA pour agir, et ce malgré l’absence d’habilitation législative, puisque l’intérêt collectif qu’elle défend est constaté par le juge et se distingue de l’intérêt général. Quant à la défenderesse, la chaîne TF1, elle se fonde sur l’article 31 du Code de procédure civile, et estime que, sous couvert de défendre un droit subjectif qui ne peut se déduire des décisions du Conseil constitutionnel, les demandeurs entendent sanctionner le non-respect d’un droit de caractère objectif, l’action étant alors irrecevable. De plus, la mission du contrôle de l’honnêteté et du pluralisme de l’information ayant été confiée au CSA par la loi, l’autorité judiciaire ne peut se substituer à lui.

Si le TGI a finalement rejeté la demande au fond, il a admis la recevabilité de la requête en relevant que « le Conseil constitutionnel reconnaît aux auditeurs et téléspectateurs un droit à l’information et confère à ce droit la même valeur que la liberté qu’il complète. Il place en outre l’impératif d’honnêteté au même rang que le respect du pluralisme de l’information. Ainsi se retrouve reconnu un droit à l’information, contrepartie nécessaire de la liberté d’information ». Toujours selon les juges, « si le CSA est seul garant du pluralisme de l’information, la protection du droit subjectif à l’information relève du juge judiciaire ». Cette décision a le mérite d’être claire quant à la reconnaissance du droit à l’information comme droit subjectif. Cependant, R. Martin estime que le Tribunal a tiré des décisions du Conseil constitutionnel « une conséquence normative exagérée » 685 .

Selon le Tribunal, le téléspectateur est bien titulaire d’un droit subjectif à l’information, il sera recevable à agir s’il l’estime atteint dans les prérogatives qui y sont attachées. Le Tribunal considère également que l’association est recevable à agir pour défendre les intérêts particuliers de ses membres, mais non pour les intérêts collectifs en l’absence de texte l’y autorisant. Selon P. Cramier, cette jurisprudence confond intérêt collectif et intérêt général, ce dernier devant être défendu par des associations habilitées ou par les représentants de l’Etat 686 .

La Cour d’appel de Paris a jugé, le 24 février 1998 687 , que le juge judiciaire n’est pas compétent pour contrôler le manquement à ses obligations d’un journaliste ou d’une chaîne de télévision, ce pouvoir relevant du CSA. Dans cette affaire, l’association ne démontre pas l’atteinte à l’intérêt collectif et le téléspectateur n’apporte pas la preuve que la diffusion de cette information lui ait fait personnellement grief 688 .

P. Cramier regrette la sévérité des juges sur les possibilités d’actions des associations qui entendent défendre les intérêts collectifs du public. Certes, trop d’actions finiraient par desservir le droit à l’information, au même titre qu’une utilisation abusive du référé que nous envisagerons dans le chapitre suivant, mais l’irrecevabilité des actions des associations laisse des comportements contraires à la loi et aux principes constitutionnels impunis. Il est vrai que peut paraître paradoxale cette position des juges qui reconnaissent sans problème un droit à l’information du public, voire même un droit subjectif, mais qui refuse la possibilité d’agir pour faire respecter ce droit dans une même décision. Il est aussi certain que la composition parfois politique 689 de ce type d’association nuit à sa prise au sérieux.

Depuis la mise en place du référé-liberté, le juge administratif pourrait très bientôt être confronté au même problème que les juridictions judiciaires, en matière d’action des associations 690 . Si le Conseil d’Etat a été très enclin par le passé à admettre des actions soutenues par les associations, il semble beaucoup plus rigoureux désormais, en se rapprochant de l’appréciation de la Cour de cassation. En effet, le juge administratif se fonde essentiellement sur les statuts de l’association, son objet social, tandis que le juge judiciaire a souvent vérifié qu’une habilitation législative permet à l’association d’agir. Si le Conseil d’Etat a l’occasion de se prononcer, espérons qu’il se montre moins ambigu que l’ordre judiciaire : reconnaître un droit subjectif, le droit à l’information, sans lui donner les moyens d’être protégé n’est pas très favorable à la sécurité juridique, autre impératif constitutionnel...

* * * * *

Le droit subjectif à l’information peut se prévaloir de titulaires, qui pourront opposer leur droit aux entreprises de presse ou aux journalistes, à condition qu’ils puissent agir en justice ! Tant que les juges resteront flous sur leur intérêt à agir, le droit subjectif à l’information ne pourra être garanti. Que les juges veulent ou non reconnaître ce droit subjectif, il serait bon qu’ils clarifient leur position. S’il n’existe donc pas encore de principe général organisant la possibilité pour le lecteur ou téléspectateur d’agir en justice pour protéger son droit à l’information, le journaliste voit son accès à l’information de plus en plus protégé. Comme le rappelle J-Y Dupeux 691 , le droit à l’information du citoyen ne saurait exister sans information du journaliste.

Notes
668.

Op.cit.

669.

Op.cit.

670.

Selon ses statuts, l’association TV Carton Jaune défend les intérêts particuliers de chacun de ses membres.

671.

C. MECARY, F. GRAS, note sous arrêt, JCP 1996, II, 22562.

672.

C’est le cas par exemple des comités ou ligues de défense des usagers, d’habitants d’un quartier, de propriétaires expropriés…

673.

Par exemple, J. Larguier, évoque le risque que ces associations ne deviennent « un autre moyen d’écraser l’individu » et considère que « permettre aux associations d’exercer largement l’action civile devant la juridiction répressive c’est-à-dire de déclencher l’action publique serait empiéter sur les prérogatives du Ministère public défenseur attitré de l’intérêt général. L’action civile, dans l’aventure, perdrait son caractère fondamental d’action en réparation pour devenir un simple moyen de déclencher l’action publique ». La procédure pénale, PUF 6ème édition, 1987, p. 80.

674.

Ce fut le cas par exemple pour le Comité national contre le tabagisme dont l’intérêt à agir a été reconnu préalablement à toute habilitation légale ; Cour de cass. crim. 29 avril 1986, Bull. Crim n° 146, p. 373. La reconnaissance judiciaire de l’intérêt à agir amenant le législateur à l’habilitation de l’association afin d’assurer « l’application effective de la future loi », Doc. AN. 19891990, Rapport au nom de la commission des affaires culturelles. p. 62-63.

675.

T. Massis, D. 1995, Somm. p. 264.

676.

JCP 1996, II, 22563.

677.

Voir par exemple T. Massis, « Le droit à l’information du citoyen dans la jurisprudence française », Rapport UIA, 1994.

678.

J. CHEVALLIER « Constitution et communication », D . 1991, chr., p. 247.

679.

F. Terré, « L’information, des libertés aux droits subjectifs », Légipresse 1er mars 1995, op.cit.

680.

C. MECARY, F. GRAS, note sous arrêt, JCP 1996, II, 22562.

681.

Cour de cass.ch. réunies, 15 juin 1923.

682.

Cour de cass. 1ère civ, 27 mai 1975. Bull. Civ. I., n° 174, D. 1978, p 318, note Viney.

683.

CA Colmar, 10 février 1977, D. 1977, p. 471, note Mayer.

684.

TGI Paris, 29 novembre 1995, D. 1996, 578.

685.

R Martin, D. 1996, p. 580, précité.

686.

Cité ci-dessus

687.

CA Paris, 24 février 1998, Légipresse, n° 151, I, p. 58.

688.

Nous préciserons que l’association a été condamnée à d’importants dommages-intérêts. Les membres ont dû payer sur leurs deniers personnels, ce qui a sonné le glas de l’association et explique qu’il n’y ait pas eu de suites juridiques. (Informations recueillies auprès de M. Patrouilleau et Mme Alexandre).

689.

L’association TV Carton jaune était défendue par A. Montebourg, son Président la présentait comme un lobby et n’entendait pas multiplier les adhérents.

690.

Voir par exemple L. Boré, « Qualité et intérêt à agir des associations devant le juge administratif », note sous Conseil d’Etat du 3 avril et 13 mars 1998, Recueil Dalloz, 4 février 1999, p. 69.

691.

JY DUPEUX, « Le droit du citoyen à l’information dans la jurisprudence de la Convention Européenne des Droits de l’Homme », Gazette du palais, 9 février 1996 p. 2-6.