Sous section 3. La présomption d’innocence aux prises avec le droit à l’information

La loi du 15 juin 2000 1002 a apporté un grand nombre de modifications à la législation sur la presse 1003 . Cette loi fut l’objet de vives critiques de part et d’autres, (magistrats, journalistes, détenus, victimes…). Selon E. Guigou, alors Garde des Sceaux, ce texte se voulait être un équilibre entre la liberté de la presse et le droit des victimes. Quelques-unes de ses dispositions concernent directement la presse. Outre la suppression des peines d’emprisonnement pour la plupart des délits de presse, (diffamations et injures, sauf à caractère racial, délit de fausse nouvelle, les délits d’offense), de nombreuses dispositions relatives aux publications interdites en matière judiciaire ont été prises dans le but de renforcer la présomption d’innocence. L’article 9-1 du Code civil est ainsi rédigé :

‘« Chacun a droit au respect de la présomption d’innocence. Lorsqu’une personne est, avant toute condamnation, présentée publiquement comme coupable de faits faisant l’objet d’une enquête ou d’une instruction judiciaire, le juge peut, même en référé, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que l’insertion d’une rectification ou la diffusion d’un communiqué, aux fins de faire cesser l’atteinte à la présomption d’innocence, et ce aux frais de la personne, physique ou morale, responsable de cette atteinte ». ’

La formulation de l’article 9-1 alinéa 2 du Code civil est donc modifiée, suivant les recommandations de la Commission de réflexion sur la justice présidée par P. Truche 1004 . La protection visée à l’article 9-1 a été étendue aux personnes qui ne sont pas juridiquement parties à une procédure pénale. Mais la protection reste limitée dans la mesure où elle suppose que son bénéficiaire ait été présenté publiquement comme étant coupable de fait « faisant l’objet d’une enquête ou d’une instruction judiciaire ». Le texte, dans sa nouvelle rédaction, prévoit que le juge puisse, même en référé, prescrire « toute mesure telle que l’insertion d’une rectification ou la diffusion d’un communiqué » aux fins de faire cesser l’atteinte à la présomption d’innocence. Mais selon P. Cramier, de nombreuses difficultés subsistent, parmi lesquelles l’exigence d’une présentation comme coupable de la personne qui se prétend victime d’une atteinte à la présomption d’innocence 1005 . Le journaliste doit avoir affirmé sa conviction de la culpabilité de la personne, sciemment ou par manque de précaution ou de nuances. Toujours selon P. Cramier, il faut tenir compte en la matière de la courte prescription à savoir trois mois comme pour tous les autres délits de presse. Il rappelle donc les autres moyens mis à la disposition du présumé innocent pour faire valoir ses droits : l’action en diffamation, l’action en responsabilité civile, ou encore l’intervention du juge des référés.

Dans le même sens, après l’article 35 bis de la loi du 29 juillet 1881, il est inséré un article 35 ter :

‘« I. - Lorsqu’elle est réalisée sans l’accord de l’intéressé, la diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de l’image d’une personne identifiée ou identifiable mise en cause à l’occasion d’une procédure pénale mais n’ayant pas fait l’objet d’un jugement de condamnation et faisant apparaître, soit que cette personne porte des menottes ou entraves, soit qu’elle est placée en détention provisoire, est punie de 15 000 euros d’amende… ». ’

Il s’agit donc de renforcer la protection de la dignité des personnes mises en cause à l’occasion d’une procédure pénale. Et l’article 803 du Code de procédure pénale est complété par un alinéa :

‘« Dans ces deux hypothèses, toutes mesures utiles doivent être prises, dans les conditions compatibles avec les exigences de sécurité, pour éviter qu’une personne menottée ou entravée soit photographiée ou fasse l’objet d’un enregistrement audiovisuel ». ’

Si ces dispositions sont satisfaisantes dans le but de renforcer la présomption d’innocence, elles pourront générer des situations qui apparaîtront très injustes. Par exemple, une personne prise en photo à son insu, dans une situation peu confortable mais dans un endroit public et en lien direct avec l’actualité, ne pourra pas bénéficier de son droit à l’image, sauf si les juges reconnaissent une atteinte à sa dignité, avec le caractère subjectif de la notion. En revanche, un présumé innocent, peut-être coupable, bénéficiera, lui, d’une protection totale de son droit à l’image. Pour P. Cramiez, même si cette loi a été contestée par les professionnels des médias, les restrictions à la diffusion de certaines images ou informations relatives à l’actualité judiciaire apparaissent assez justifiées. Mais il propose cependant que le législateur aménage les règles relatives à la prescription, afin de rééquilibrer les droits respectifs des professionnels de l’information et des victimes. Le législateur pourrait soumettre les délits de presse à une prescription plus longue, trois ans par exemple, ou conserver la courte prescription de trois mois, dont la justification reste valable, à savoir la péremption rapide d’une information, mais en dispensant la victime, une fois l’action déclenchée dans les délais, d’interrompre elle-même la prescription si la justice s’avère incapable de traiter l’affaire rapidement.

Mais les images ne concernent pas que la presse écrite. Par exemple, la diffusion, dans les journaux de France 2, France 3 et TF1, de reportages consacrés à l’incarcération du maire de Chablis, et comportant une interview du principal témoin à charge, a conduit le CSA 1006 à adresser des remarques précises aux trois chaînes, afin de leur rappeler la nécessité d’éviter toute immixtion dans les affaires judiciaires en cours et de veiller à un strict respect de la présomption d’innocence.

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Finalement, la licéité d’un cliché dépendra de la réponse à la question de savoir si le droit à l’information du public peut légitimer sa diffusion, selon la formule de T. Hassler 1007 . Pour illustrer un fait d’actualité, le consentement de la personne pour la diffusion de son image ne sera pas nécessaire. S’il ne s’agit pas d’illustrer un fait d’actualité, seul le consentement du sujet légitimera la publication. Pour l’auteur, le droit du public à l’information est le pivot de la licéité de l’image d’une personne située dans un lieu public. En résumé, une image prise dans un lieu public peut être diffusée dès lors qu’elle a un lien avec un fait d’actualité, même sans le consentement de la personne, mais à condition que la diffusion de l’image ne porte pas atteinte à la dignité de la personne ou à la présomption d’innocence. Les juges se dirigent tout doucement vers une primauté du droit à l’information au détriment de droits très protégés jusque là, T. Hassler et V. Lapp évoquent même la suprématie du droit à l’information 1008 , dans le sens où sa prédominance se justifie en droit par la hiérarchie des normes. Selon eux, le conflit oppose une liberté publique et un droit de la personnalité, c’est-à-dire l’intérêt général à un intérêt particulier et il est donc normal, que le général l’emporte sur le particulier. Que les juges infléchissent leur jurisprudence dans un sens ou un autre, on ne peut nier que cette confrontation directe entre protection d’autrui et droit à l’image participe à l’effectivité du droit à l’information. C. Bigot n’est pas aussi affirmatif : même si la question de la prédominance du droit à l’information du public traduit l’intérêt général, seule la protection de la personnalité située dans l’orbite de la protection d’un intérêt particulier lui semble légitime, « ces évolutions jurisprudentielles relèvent plus vraisemblablement, d’un rééquilibrage nuancé et d’autre part, à battre en brèche le manichéisme excessif que les victimes et leurs conseils avaient réussi à imposer au fil du temps » 1009 . Il est vrai que si le juge affirme le droit à l’information, il garde une part de subjectivité dans la reconnaissance de ce qui constitue une information légitime ou non, permettant de nuancer sa position. La notion d’intérêt public légitime semble pouvoir remplacer l’absence de définition juridique de la vie privée, ou de la difficulté de délimitation entre vie privée et vie publique. Elle fait appel à l’éthique, la conscience, la déontologie. Il est donc souhaitable que le droit à l’information l’emporte sur la protection des droits de la personnalité chaque fois que le journaliste respectera les critères dégagés par la jurisprudence en matière de bonne foi : à savoir la légitimité du but poursuivi, la prudence dans l’expression, le sérieux de l’enquête, l’absence d’animosités personnelles, finalement, à chaque fois que sera diffusée une information honnête.

Il faut bien avouer que la jurisprudence s’est construite au fur et à mesure, sans réel principe directeur, avec pour conséquence une certaine incertitude et insécurité juridique, les seuls éléments intangibles étant la protection de la dignité humaine et de la présomption d’innocence, même si le droit à l’information semble primer sur le droit à l’image dans des jurisprudences de plus en plus nombreuses. La Cour de cassation n’ayant jamais défini clairement ces notions, T. Hassler a mis en évidence une version restrictive des juges du fond et une version plus « dilatée » 1010 . Certains juges exigent un rapport direct ou de stricte nécessité de l’image avec l’événement 1011 . D’autres se contentent d’une référence à la légitimité de l’image ou de l’information en cause 1012 , ou à l’illustration appropriée, adéquate ou pertinente 1013 .

Face à ce désordre, T. Hassler propose plusieurs solutions : toute image prise dans un lieu public serait en principe valable. Il s’agirait de réactualiser l’exigence du non-consentement lorsqu’il s’agit de photographies prises sur la voie publique. Bien évidemment, le droit au respect de la vie privée en sortirait amoindri ; chaque image prise dans un lieu public exposerait chacun au risque de la capture de son image. L’auteur propose aussi une solution qu’il estime plus ambitieuse dont le fondement serait « le déplacement du curseur du droit à l’information du public pour promouvoir une version plus extensive du droit à l’information du public ». Toute information serait licite, sous réserve du respect de la dignité humaine. « La liberté d’expression serait dilatée à tout ce qui paraîtrait légitime au regard de l’information et non pas seulement à tout ce qui est indispensable ou strictement nécessaire ou qui revêt un lien direct avec l’information du public ».

Si cette position a le mérite de la clarté et de la cohérence, le « tout information » ne servira pas forcement le droit à l’information honnête et pluraliste. Comme tous les autres droits ou libertés, des limites doivent être apportées, notamment pour respecter les droits d’autrui, mais à condition qu’on dote les organes de régulation de moyens propres à faire respecter le droit à l’information, et que l’on reconnaisse pleinement le droit à l’information comme droit subjectif, à charge pour les juges de concilier les différents droits en présence. Si la barrière de la vie privée semble se lever face au droit à l’information, ce n’est pas encore le cas de la protection de l’ordre public qui apparaît comme le dernier rempart face au droit à l’information.

Notes
1002.

Loi du 15 juin 2000, JO n° 138 du 16 juin 2000, p. 9038.

1003.

Voir P. CRAMIER, «  Présomption d’innocence, droits des victimes et liberté de l’information », Les Petites Affiches, 14 janvier 2002, p. 6.

1004.

Rapport de la Commission, La documentation française, 1997.

1005.

P. CRAMIER, « Présomption d’innocence, droits des victimes et liberté de l’information », Les Petites Affiches, 14 janvier 2002, p. 6.

1006.

Lettre du CSA n° 102.

1007.

T. HASSLER, « L’image d’une personne dans un lieu public peut-elle être diffusée sans le consentement du sujet? (Etude critique du droit positif)  », LPA, 18 mai 2004, p. 15.

1008.

T. Hassler V Lapp, « Le droit à l’information du public confronté aux droits des victimes », LPA, n° 151, 17 décembre 1997, p. 6-8.

1009.

C. BIGOT, «  Protection des droits de la personnalité et liberté d’information », Recueil Dalloz, 1998, chroniques p. 235.

1010.

Op.cit.

1011.

Par exemple, CA Paris, 3 mai 1989, D. 1989, info rap. p. 228.

1012.

TGI Paris, 2 juillet 2003, Légipresse 2003.I. 155.

1013.

TGI Nanterre, 17 mai 2000, Légipresse 2000. I. 141.