1.2. Les travaux sur l’interlangue : l’erreur comme trace d’un système

Au début des années 1960, le béhaviorisme est réfuté radicalement par Chomsky : selon lui, cette théorie est incapable d’expliquer comment l’apprenant parvient à construire des énoncés qu’il n’a jamais entendus auparavant. Chomsky fait le postulat de l’innéité du langage, qui se développerait grâce à une grammaire universelle disponible en chacun, et façonnée par l’apprentissage de la langue maternelle. Les travaux de Chomsky ne portent pas à proprement parler sur l’enseignement des langues, et ne seront pas développés ici. Cependant, ils sont à l’origine de la réhabilitation de la question des processus mentaux de l’apprenant, et ont par conséquent influencé les recherches sur l’interlangue.

Il existe une grande variété de travaux sur l’interlangue, notamment à partir des recherches de Corder (1967) et Selinker (1972). Cependant, dans ces travaux, et ce jusqu’à aujourd’hui, cette notion reste relativement stable, et la représentation qui en découle également. Seule la dénomination évolue selon les chercheurs : la notion d’interlangue est créée par Selinker, mais on trouve aussi des dénominations telles que dialecte idiosyncrasique (Corder), systèmes intermédiaires, etc. Nous allons donc tâcher de décrire ce qui dans ces travaux nous sera utile pour notre réflexion sur le traitement de l’erreur.

A partir de Corder, qui confronte le béhaviorisme et le travaux de Chomsky (cf. Matthey, 2003 : 17), on considère que l’apprentissage est un processus individuel et actif, dont la manifestation est l’interlangue. L’interlangue est conçue comme un système intermédiaire que se construit l’apprenant et qui est propre à lui seul. P. Bange la définit comme suit :

‘« L’interlangue d’un LNN [locuteur non natif] est un ensemble non nécessairement cohérent ni complet de régularités de comportement linguistique et pragmatique dont le LNN fait l’hypothèse qu’elles sont suffisamment conformes aux schémas de fonctionnement de la langue-cible pour permettre la communication. »
P. Bange, 1992, p. 65.’

Ainsi, dans cette conception, ‘ « l’erreur est non seulement inévitable, mais normale et nécessaire, constituant un indice et un moyen d’apprentissage. On n’apprend pas sans faire d’erreurs et les erreurs servent à apprendre » ’(Porquier, 1977 : 28). Contrairement aux théories béhavioristes, les erreurs sont donc ici conçues comme le reflet du processus d’apprentissage, en ce qu’elles sont la manifestation d’une hypothèse fausse faite par l’apprenant sur la langue, mais juste en regard de son propre système. Elles sont donc des « indices d’une ou plusieurs stratégies d’apprentissage mises en œuvre par […] l’apprenant » (Matthey, 2003 : 17). Corder distingue alors l’erreur, qu’il réhabilite comme trace de ce système, de la faute ou lapsus, conçues comme des erreurs de performance aléatoires : l’apprenant possède la règle dans son interlangue, mais ne l’applique pas sur le moment, il est donc capable de s’autocorriger.

Par conséquent, corriger les erreurs devient positif pour l’apprentissage d’une L2 car le feed-back est un moyen pour l’apprenant d’infirmer ou de confirmer ses hypothèses et donc de faire évoluer son interlangue. C’est donc en partie par l’erreur qu’on apprend, en réglant progressivement son système sur celui de la langue-cible. Dans cette optique, on court le risque, si on ne corrige pas l’erreur, d’une fossilisation de l’interlangue, c’est-à-dire d’une fixation de règles imparfaites dans le système de l’apprenant.

Il va donc être utile que l’enseignant procède à l’analyse des erreurs des apprenants pour déterminer le niveau d’interlangue de l’élève et réagir en conséquence. Le courant de l’analyse des erreurs se développe avec Corder : il cherche à décrire les erreurs présentes dans l’interlangue d’apprenants pour mettre en relief les stratégies d’apprentissage auxquelles ils peuvent avoir recours. Il est à noter que ces erreurs ne pourront être décrites, selon Corder, qu’à travers les systèmes de la langue maternelle et de la langue-cible, car l’interlangue est composée d’une partie du système de la L1, d’une partie du système de la L2 et d’un système de règles spécifiques à l’interlangue de l’apprenant (indiqué par Gaonac’h, 1991 : 125). Les nombreuses limites de cette perspective sont fort bien décrites par Porquier (1977), qui montre notamment le caractère excessivement généraliste de la démarche, lors même que des erreurs identiques, en tant que processus individuels, peuvent avoir différentes causes selon les apprenants. De plus, observons qu’en appliquant cette théorie à l’extrême, il conviendrait d’évaluer la justesse d’un énoncé en fonction du niveau d’interlangue de l’élève et non plus, comme c’est le cas dans l’analyse des erreurs, en fonction des normes de la langue-cible. Cependant, malgré les problèmes qu’elle soulève, la démarche de Corder constitue l’une des premières réhabilitations de l’erreur dans l’apprentissage.

Ainsi, à partir de ces recherches, l’erreur est considérée comme trace de l’apprentissage. Certaines recherches tenteront donc de déterminer les causes de l’erreur, ce qui n’est pas sans intérêt pour l’enseignement, car cela permet une réflexion sur la façon de corriger l’erreur en fonction de son origine. Gaonac’h (1991 : 137) montre ainsi que, d’après les travaux sur l’interlangue, et notamment pour Selinker, les erreurs les plus courantes sont dues à des stratégies de surgénéralisation de règles de la langue-cible, de simplification du système, ainsi que de transfert de la L1 vers la langue-cible.

D’autre part, P. Bange met en évidence deux types de problèmes pouvant causer l’erreur 1  :

On le voit, ces considérations sur la cause des erreurs peuvent être très utiles à l’enseignant désireux de comprendre les erreurs commises par les apprenants et de trouver des stratégies pour une bonne remédiation. Connaître la cause probable d’une erreur lui permettra de donner une explication plus adéquate qui variera selon l’apprenant.

En tout état de cause, on voit bien que l’erreur est conçue, dans les travaux sur l’interlangue, d’une façon radicalement différente du béhaviorisme. Elle n’est plus à combattre mais à prendre en compte comme trace d’un système en évolution, et la correction de l’erreur n’est plus un moyen d’automatiser une structure mais de faire évoluer l’interlangue en amenant l’apprenant à réfléchir. Ainsi, qu’elle soit ou non connue des enseignants actuellement, cette conception de l’apprentissage a considérablement influencé les méthodologies d’enseignement. Relayée par les recherches constructivistes, elle se trouve à la source de l’approche communicative ou de la pédagogie par tâches. L’apprenant, considéré comme actif, comme un sujet doué de cognition, n’est plus sommé de répéter ou de reproduire un énoncé. Il convient dans la classe d’accepter les erreurs et d’aider par tous les moyens l’apprenant à faire évoluer son système, à se construire son propre système. La peur de l’erreur disparaît pour faire place à la reconnaissance de son statut de normalité, et même d’utilité. Corriger l’erreur est donc favorable à l’apprentissage, mais, comme nous l’avons vu, le traitement à concevoir pour une erreur va dépendre de l’apprenant, de son degré d’interlangue, et de l’erreur elle-même.

Notes
1.

D’après P. Bange, 1992, p. 61.