1.3. Les travaux sur les parlers bilingues : de l’erreur à la notion de marque transcodique

Dans notre questionnement sur la question du traitement de l’erreur, nous souhaiterions également aborder des travaux qui permettent de relativiser la notion d’erreur, à savoir les travaux sur les parlers bilingues, qui s’inscrivent dans la lignée des recherches sur les interlangues. Nous ne nous étendrons pas sur cette démarche qui étudie essentiellement les acquisitions en conversation exolingue (conversation entre un locuteur natif et un locuteur non natif), mais elle nous concerne néanmoins dans la mesure où nous axons nos recherches sur le traitement de l’erreur dans les situations d’enseignement aux adultes migrants, donc à des individus bilingues ou tendant à le devenir. Nous tâcherons donc de mettre en évidence tout ce qui dans ces travaux peut être utile à notre réflexion sur le traitement de l’erreur en classe hétérolingue.

Ces travaux ont débuté à la fin des années 1980, et sont essentiellement l’œuvre de linguistes qui décrivent et mettent en évidence les rapports entre les langues disponibles dans le répertoire verbal de la personne bilingue. Ces chercheurs étudient notamment les alternances codiques qui régissent les conversations de l’individu bilingue, qui « n’est plus considéré comme la somme de deux monolingues (…) mais comme un locuteur qui dispose d’un répertoire verbal mixte qui peut jouer de ses langues selon les contextes » (M. Marquilló Larruy, 2003 : 77-78).

Bien que ces recherches ne portent pas uniquement sur les situations de classes, elles mettent au jour certaines notions qui peuvent être utiles en contexte d’enseignement. Ainsi, on considère qu’il se crée, dans les interactions exolingues, des situations potentiellement acquisitionnelles (SPA) : il s’agit de temps dans la conversation où le locuteur non expert est enclin à restructurer son interlangue par le biais des réactions de son interlocuteur. Py (1990) [cité par Matthey, 2003 : 60], définit comme suit les SPA :

‘Des « séquences (qui] articulent deux mouvements complémentaires : un mouvement d’autostructuration, par lequel l’apprenant enchaîne de son propre chef deux ou plusieurs énoncés, chacun constituant une étape dans la formulation d’un message, et un mouvement d’hétérostructuration, par lequel le natif intervient dans le déroulement du premier mouvement de manière à le prolonger ou à le réorienter vers une norme linguistique qu’il considère comme acceptable »’

Ainsi, il y aurait dans la conversation exolingue des moments privilégiés qui conduiraient à un apprentissage possible pour le non natif. Ces SPA, comme le montre M. Matthey, seraient conditionnées par un accord entre les deux locuteurs, nommé le contrat didactique.

‘« Si la situation est régie par un contrat didactique, explicite ou non, le natif peut, et même doit, transmettre ses connaissances linguistiques, l’alloglotte quant à lui se doit de manifester qu’il prend en compte les connaissances que le natif lui transmet. Cette manifestation prend la forme d’une quittance, constituée par la répétition de l’énoncé du natif »
Matthey, 2003, p. 63.’

On parlera alors de donnée dans le cas de l’intervention du natif, et de prise dans le cas de cette ratification du contrat didactique par le non natif. Il va de soit que ce contrat n’apparaît pas dans toutes les conversations exolingues, et que, selon ces travaux, les SPA n’existent pas en dehors de cet accord. Ces considérations nous intéressent au plus haut point, car il paraît évident que de telles séquences sont susceptibles d’apparaître en classe de langue. En effet, on se trouve, en situation de classe, dans un cas de contrat didactique explicite, dans la mesure où les rôles des acteurs (enseignant, apprenant) sont définis d’emblée dans la cadre de la situation d’enseignement-apprentissage. : il est donc probable, si la relation enseignant/apprenants est basée sur une confiance mutuelle, que ce contrat didactique produise des SPA.

Les travaux sur les parlers bilingues mettent également au jour la notion de marque transcodique, qui permet d’une certaine façon de dépasser la notion d’erreur. Elle renvoie « d’une manière ou d’une autre à la rencontre de deux ou plusieurs systèmes linguistiques : calques, emprunts, transferts lexicaux, alternances » (Lüdi, 1987, cité par Marquilló Larruy : 78). On considère dans cette optique que nombre d’erreurs sont dues à l’influence des autres langues disponibles : cette idée rejoint les travaux sur les interlangues, mais va plus loin en insistant sur le fait qu’il s’agit de savoir-faire discursifs qui peuvent conduire à l’acquisition. Dès lors, il apparaît que la ou les langue(s) disponible(s) ne doivent pas être proscrites en situation de classe, mais peuvent servir de point d’appui à l’apprentissage :

‘« Au lieu de faire comme si la langue maternelle n’existait pas, aider l’élève à prendre conscience des différences entre les systèmes linguistiques en présence dans son répertoire verbal lui permettra sans doute de mieux gérer ces tensions »
M. Marquilló Larruy, 2003, p. 81.’

Les travaux sur le bilinguisme permettent ainsi de prendre conscience de l’importance de l’interaction entre les individus dans l’apprentissage d’une langue étrangère. Nous ne pouvons plus considérer l’enseignement comme la transmission d’un savoir : bien au contraire, il devient nécessaire d’impliquer l’apprenant dans son apprentissage en multipliant les SPA en classe. Pour ce faire, la pédagogie par tâches sera le moyen le plus judicieux d’impliquer l’apprenant. De même, on favorisera différents types d’interaction, en ne se limitant pas à la plus courante enseignant-apprenant mais en favorisant les interactions entre pairs. De plus, ces travaux nous montrent que la communication peut être un moyen privilégié d’acquisition puisqu’elle permet au locuteur de faire progresser son degré d’interlangue de façon plus ou moins active voire consciente. Ces travaux sont donc bien dans la lignée des approches communicatives et constructivistes, et ne peuvent qu’être utiles pour des considérations didactiques. Ils nous permettent notamment de réfléchir sur l’erreur en considérant l’importance de la langue maternelle dans l’apprentissage. L’erreur, reconsidérée ici comme pouvant être une stratégie discursive du bilingue, reconquiert un statut positif et n’est plus, en tous cas, à chasser ou à proscrire : c’est en travaillant avec elle, et en se basant sur les différentes langues autant que possible, qu’on parviendra à donner à l’apprenant les moyens de progresser. Reste encore à savoir de quelle façon réagir à l’erreur, et quelle méthode employer pour favoriser l’apprentissage.