Absence de correction réelle

Il semble en réalité, au vu du corpus, que les types de réactions dépendent essentiellement du type d’apprenant : les migrantes qui ont une interlangue fossilisée semblent moins corrigées que les publics FLE. En effet, la majorité des absences de correction concernent la catégorie des femmes qui ont une certaine maîtrise du français, leur permettant de s’exprimer et de communiquer sans difficultés, mais dont l’interlangue comporte de nombreuses erreurs qui ne gênent pas la communication. On peut parler à leur sujet d’une fossilisation de l’interlangue, ou même d’une variété de base acquise à l’extérieur 4 . En effet, ces femmes ont atteint, par immersion dans la société française, une compétence suffisante dans la langue pour leurs besoins quotidiens, mais ont fixé des erreurs, essentiellement syntaxiques, qui accordent à leur langue un statut de français tout venant. On voit ainsi apparaître pour ce type de public des séquences non corrigées, et ce quel que soit le type de production, alors que, comme nous le verrons, les publics FLE sont très souvent repris.

Ainsi, les deux extraits qui suivent concernent respectivement une production guidée (déterminer qui a pu prononcer la phrase étudiée) et une production libre lors d’un jeu du type Taboo (faire deviner un mot inscrit sur une carte sans dire les mots tabous) : on y voit une absence de signalement de l’erreur, qui ne prêtera à aucune analyse ni aucun travail spécifique ultérieur :

Séquence 1 :
1 Kh   c’est un homme qui est pas habillé bien
2 P2 oui (…) qu’est-ce qu’il peut dire/  

Dans ce premier extrait, l’erreur de Khamila n’est pas reprise et ne gêne pas l’activité : l’enseignante continue son questionnement. En l’occurrence, on voit bien que l’erreur syntaxique est minime et ne gêne aucunement la communication. Il en est de même pour l’extrait suivant, dans lequel Aicha tente de faire deviner le mot « voyage » :

Séquence 2 :
1 A   euh il faut que je prends ma voiture\ il faut que je conduis beaucoup\ j’hésite de prendre le [pejaZ] 5 ou bien l’autoroute euh: il faut que je fais des magasins XXX ou bien je/ ou bien… je prends.. le bateau
2 Na   voyage/
3 A   oui
4 P2 oui c’est un voyage  

Dans cet exemple, l’enseignante P2 n’intervient pas sur la production : elle tend à s’effacer derrière l’interaction entre les apprenants, qui sont divisés en deux groupes dont l’un doit deviner. Cette absence d’intervention nous semble judicieuse puisqu’il s’agit d’une activité de communication authentique qui serait gênée par trop d’interventions extérieures : elle est conditionnée également par le type d’activité favorisant les interactions entre apprenants. Nous avons observé peu d’activités de ce genre dans les cours, mais il est bien clair qu’elles favorisent une parole libre et spontanée.

Néanmoins, on remarque la vigilance de l’enseignante qui, si elle ne corrige pas pendant le jeu, répète en 4 la réponse précédée de l’article convenable : on voit donc bien l’attention portée à la forme par l’enseignante, tandis que Naima, elle, est focalisée sur la tâche et se contente de deviner le terme en 2 sans prêter attention à l’article. Cet écart de focalisation est très fréquent dans l’enseignement, et il convient d’en être conscient lorsqu’on s’interroge sur le traitement de l’erreur : en effet, il y a à parier que Naima connaît l’article convenable et pourrait le donner si son emploi était important pour l’activité : ici, le jeu consiste à deviner le plus vite possible le terme inconnu, et on comprend naturellement que l’article soit superflu pour cette apprenante. La reprise de l’article n’est donc pas à proprement parler une correction susceptible de faire évoluer l’interlangue de Naima. Elle peut cependant être utile aux autres apprenants, même si on peut en douter ici puisque tous sont focalisés sur le sens, cherchant à deviner.

Notons également que l’absence de correction, comme nous l’avons vu dans la première partie, n’est pas à même de faire évoluer les hypothèses des apprenants sur la langue. Dans les deux cas ci-dessus, l’absence de reprise ne permet pas à l’apprenant de prendre conscience de son erreur, ce qui peut amener, nous l’avons vu, une fossilisation des hypothèses fausses. Si l’absence de correction immédiate nous paraît justifiée ici, puisqu’il ne faut pas bloquer la communication, on peut néanmoins se demander si une reprise différée n’aiderait pas Aicha à progresser en lui faisant prendre conscience de la structure il faut que + subjonctif. Cette reprise devrait alors se faire de façon différenciée car elle n’apporterait qu’une surcharge aux publics de niveau débutant.

En fait, on peut se demander si l’absence de correction de ce type d’erreurs n’est pas dû à l’hétérogénéité de ce public : la classe étant conçue généralement dans un rapport frontal, les enseignants ont sûrement le souci de ne pas corriger les erreurs de niveau avancé, pour ne pas surcharger les apprenants FLE. Il se peut aussi que, face à la multiplicité des erreurs fossilisées par certaines femmes, les enseignants omettent de corriger en raison d’une impossibilité de faire leur choix, comme s’ils étaient désemparés devant tant d’erreurs et baissaient les bras. Ainsi, par exemple, la séquence 3 montre un échange, à propos d’un film, entre l’enseignante et Seval, une femme turque qui vit en France depuis 28 ans mais a très peu de relations avec des Français :

Séquence 3 :
1 P1 qu’est-ce que vous avez raconté euh: Seval qu’est-ce que vous aviez aimé là-dedans/ oui\  
2 S   oui euh: une femme turque avant [le] rest[e] là-bas Turquie beaucoup travaille la terre et après parler toujours comme ça euh les messieurs (rire) XX.. tous les jours X café
3 P1 oui c’est ça  
4 S   oui hé/ et la dame travaille travaille
5 P1 et les hommes ils sont au café. en Turquie c’est ça les femmes travaillent la terre et les hommes sont au café\  
6 S   et monsieur l’est venu. la dame rester là-bas euh: deux ans trois ans et la dame venue
7 P1 oui/ en France  
  (…)    

Cet exemple montre bien qu’il est impossible, et serait peu judicieux, de corriger toutes les erreurs dans la langue des apprenantes migrantes. On voit également que, face à cette multiplicité d’erreurs, P1 fait le choix de ne rien reprendre : ses interventions prennent la forme d’une poursuite de la conversation, où elle interprète les paroles de Seval en se servant parallèlement de sa connaissance du document en question. Cette absence de correction s’est révélée très fréquente avec ce type d’apprenant, ce qui nous paraît assez normal car ces femmes ont avant tout besoin de prendre confiance en elles, ce qu’une correction trop fréquente empêcherait.

Toutefois, nous avons constaté dans le cas des apprenants FLE que l’absence de correction était beaucoup moins fréquente, ce qui nous indique peut-être une certaine pudeur des enseignantes face aux femmes âgées (avec interlangue fossilisée), pudeur qui n’existe pas avec les débutantes. Il nous semble en effet que, face à un discours comme celui de Seval, l’enseignant qui pense être en devoir de tout corriger ne peut qu’être découragé : bien au contraire, il lui faudrait cibler l’une ou l’autre erreur qui lui semble importante et ne pas apporter remédiation à tout, sans quoi il interromprait en permanence l’apprenant et risquerait de se perdre lui-même.

Notes
4.

Cette notion, élaborée par Klein et Perdue en 1997, désigne ‘ « en phase initiale de l’acquisition d’une L2 sans enseignement formel » ’(Matthey, 2003 : 23), un état figé de l’interlangue, qui suffit à satisfaire les besoins langagiers du locuteur malgré ses écarts avec la langue-cible. Comme l’affirme M. Matthey, ‘ « pour certains apprenants, l’acquisition ne va pas au-delà de la variété de base » ’ (ibid., p. 23) : c’est effectivement à une situation de ce type que nous avons affaire avec certains migrants en Centre social en France.

5.

Pour les transcriptions phonétiques, nous avons choisi d’utiliser le code SAMPA, pour sa simplicité d’utilisation. Une description de ce code est, par exemple, disponible à l’adresse internet suivante : http://www.phon.ucl.ac.uk/home/sampa/french.htm