Cette idée d’une répugnance à corriger certaines femmes nous est suggérée par l’examen d’autres séquences obtenues avec des publics FLE et en production libre, donc dans les situations les plus à même de laisser voir l’absence de correction. Il semble s’y révéler un changement d’attitude des enseignants, qui apportent une correction de façon beaucoup plus systématique. Comme nous l’avons dit, nos premières observations pressentaient une forte tolérance de l’erreur, ce que nous mettons en doute actuellement. En effet, en observant l’exemple qui suit, on verra comment se font la majorité des échanges avec ce public, et on comprendra en quoi il est difficile de cerner l’absence de correction dans une situation de ce type :
1 | P1 | bon et Sara vous avez fait un petit peu la fête tout de même avec euh: votre. fa&belle-famille/ | |
2 | Sa | oui avec ma belle-famille euh et pour/ c’est difficile/ parce que. euh ma belle-sœur elle habite le Pakistan. aussi et son&ses enfants elle est malade | |
3 | P1 | ils sont malades/ | |
4 | Sa | oui | |
5 | P1 | ah : les pauvres/.. qu’est-ce qu’ils ont/ | |
6 | Sa | euh gastro | |
7 | P1 | des gastros/ ah: et ils sont arrivés du Pakistan juste euh: | |
8 | Sa | euh. une semaine | |
9 | P1 | il y a une semaine/ ah | |
10 | Sa | demain / demain/ demain une semaine\ | |
11 | P1 | euh. il y a une semaine demain\ demain ça fera une semaine d’accord/ | |
12 | Sa | oui | |
13 | P1 | ah bon et elle vient pour euh. en vacances ou elle est venue ou pour habiter ici/ | |
14 | Sa | hé habiter ici\ | |
15 | P1 | ah bon.. ah d’accord. c’est votre belle-sœur alors c’est la femme d’un frère ou de votre mari/ | |
16 | Sa | oui | |
17 | P1 | d’accord\ et ils ont combien d’enfants/ | |
18 | Sa | trois | |
19 | P1 | trois et ils ont quel âge/ les enfants/ | |
20 | Sa | euh le premier… [kat9r d@mi]/ | |
21 | P1 | quatre ans et demie oui | |
22 | Sa | et deuxième euh deux ans.. demi | |
23 | P1 | oui | |
24 | Sa | et troisième euh c’est encore petit | |
25 | P1 | encore petit ah oui | |
26 | Sa | XXX | |
27 | P1 | holà oui/ et les trois avaient une gastro très forte/ | |
28 | Sa | oui.. et elle aussi | |
29 | P1 | et elle aussi/ ah&oh les pauvres le voyage peut-être le froid/ | |
30 | Sa | oui/ oui | |
(…) |
En observant cet extrait, on voit que la production dite « libre » est en réalité fortement guidée par l’enseignant. En effet, Sara a un niveau débutant en FLE, et il pourrait donc sembler nécessaire, de prime abord, que l’enseignant oriente la conversation pour aider l’apprenante à s’exprimer. Une telle séquence (tout comme la séquence 3) laisse voir pourquoi les chiffres relevés dans le tableau pour l’absence de correction sont nécessairement faux : les phrases de Sara sont incomplètes et on pourrait très bien compter une erreur à chaque ligne. Ce type d’interventions étant très fréquent et ne donnant pas lieu à des reprises systématiques de l’enseignant, on voit bien qu’il est difficile à comptabiliser. Nous ne nous sommes donc guère attardée sur ce problème lors de notre relevé.
Par contre, l’extrait révèle aussi une forte correction immédiate discrète, voire cachée, de la part de P1 : en effet, les propos de Sara sont répétés, repris, reformulés presque systématiquement. L’extrait qui pourrait passer, oralement, comme exempt de correction pour une oreille non avisée, se révèle truffé de reprises une fois transcrit : aucune erreur de Sara ou presque n’est laissée telle quelle. L’enseignante semble mener la conversation de façon informelle par des questions, mais on constate qu’elle ne cesse de répéter la bonne forme immédiatement après (ex. en 3, 7, 9…) ou un peu plus tard, comme en 27 où elle récapitule en une phrase ce que Sara a exprimé par des mots disparates. Cette séquence témoigne donc de la forte attention que prête l’enseignante à la forme : il est vrai qu’on ne force pas Sara à faire des phrases, et que par conséquent son niveau d’interlangue est pris en compte. Cependant, tout est reformulé, comme pour ne pas laisser les erreurs ou tournures incomplètes sans correction, ou pour imprégner la classe des bonnes tournures. De plus, la production d’apparence libre est totalement conditionnée par les interventions de l’enseignante 6 , ce qui peut sembler normal vu le niveau faible de l’apprenante, mais se révèle en réalité être le cas avec tous les apprenants d’après nos observations. La correction est donc abondante, même si elle est souvent discrète, comme nous le verrons ci-après (cf. 2.2.2.).
Ce constat nous laisse à penser que la notion d’« absence de correction » est équivoque , car elle peut n’avoir qu’un caractère apparent. En conséquence, nous aimerions souligner l’intérêt d’une observation longue pour un travail de recherche basé sur des situations concrètes : en effet, lors de nos premières observations, nous avions faussement analysé les corrections discrètes comme des absences de correction. N’étant pas focalisée sur ce point, nous avions, comme les enseignants et apprenants peut-être, l’impression d’assister à des interventions libres non corrigées, mais ce n’est que par une étude plus précise que nous avons pu mettre ce point en avant. Il se peut d’ailleurs que l’enseignante P1 elle-même n’ait pas conscience de reprendre systématiquement Sara.
En tout état de cause, dans notre corpus, l’absence de correction s’avère fréquente avec les apprenants de niveau perfectionnant ou ayant une interlangue fossilisée, mais plutôt rare avec le public FLE. D’autres absences de correction apparaissent pour ces derniers lors des jeux de rôles (relevés pendant un cours), qui ont donné lieu à une correction différée sur laquelle nous reviendrons, et où toutes les erreurs n’ont pas été reprises. Comme nous l’avons vu, l’absence de correction permet effectivement de ne pas bloquer la communication et se trouve justifiée dans bien des cas. Cependant, elle ne permet pas à l’apprenant de prendre conscience de ses hypothèses fausses, et peut contribuer à la fossilisation. L’exigence du signalement n’est en effet pas respectée. Toutefois, comme nous l’avons entrevu, la reprise immédiate systématique n’est pas forcément la solution idéale car elle témoigne d’un attachement trop fort à la forme. Nous allons à présent revenir sur ce traitement afin d’en cerner les enjeux pour l’apprentissage.
En cela, sa démarche s’apparente à une forme d’étayage. Nous reviendrons en troisième partie (3.1.3.) sur cette notion, définie par Bruner, et les enjeux qu’elle peut comporter pour l’enseignement des langues aux adultes.