Correction immédiate discrète

Comme nous l’avons déjà vu pour la séquence 3, la correction immédiate discrète peut laisser entrevoir un fort guidage de la conversation par l’enseignant, ainsi qu’une grande importance de l’attention portée sur la forme, alors même que l’apprenant tente d’exprimer, de communiquer une anecdote ou une opinion. Ce type de correction, s’il permet de signaler subrepticement les erreurs des apprenants, est-il pour autant favorable à l’apprentissage ? Nous allons voir que, même s’il donne le plus souvent lieu à une absence de prise (21 contre 10 avec prises), il peut créer des moments intéressants dans l’apprentissage.

Ainsi, dans la séquence 3 vue plus haut, plusieurs corrections, qualifiées de discrètes car elles n’influent pas sur la conversation, ne sont pas suivies d’une prise : Sara continue, jusqu’au tour de parole 20, à répondre aux questions sans tenir compte des reprises de P1. Par contre, on observe, en 22, un réinvestissement de la correction apportée en 21 :

Extrait de la séquence 3 :
20 Sa   euh le premier… [kat9r d@mi]/
21 P1 quatre ans et demie oui  
22 Sa   et deuxième euh deux ans.. demi

En effet, les mots de Sara sont difficilement intelligibles en 20, mais néanmoins compris par P1 qui les reformule. Sara ne répète pas littéralement la correction, mais elle fait une prise autrement plus intéressante puisqu’elle l’intègre d’une certaine façon en prononçant une séquence bien plus compréhensible sur le même modèle en 22. Ce réinvestissement est, bien sûr, favorisé par l’acte de communication, qui amène Sara à énumérer l’âge d’enfants, donc à produire plusieurs séquences similaires. On peut donc constater qu’ici, la correction immédiate discrète peut avoir porté ses fruits et aidé l’apprenante à rectifier son interlangue : d’ailleurs, on voit à l’intonation progrédiente en 20 que Sara elle-même exprimait une hypothèse (ton interrogatif). On peut donc supposer que, lorsque naît l’interrogation ou l’hésitation dans le discours, une correction immédiate peut être utile. En effet, il s’agit de la seule prise sur toute la séquence, et on ne peut que remarquer que c’est aussi le seul moment où Sara semble s’interroger sur la forme.

D’autres séquences du corpus viennent corroborer cette idée. Sans nous appesantir sur ce problème, nous souhaitons montrer que la correction immédiate discrète, même si elle reste bienveillante et n’apparaît donc pas comme une sanction, ne semble pas favoriser les acquisitions lorsqu’elle ne répond pas à une sollicitation, un doute exprimé par l’apprenant, donc lorsqu’elle n’entre pas dans un contrat didactique.

Ainsi, les deux séquences suivantes nous montrent des absences totales de prise :

Séquence 5 :
1 P1 il y en a qui en profitent hein/ de vendre des moutons très cher/  
2 Ds   ah oui oui
3 A   c’est commerce
4 P1 c’est du commerce voilà/  

Ici, Aicha exprime en 3 un jugement dans le courant de la conversation, et ne tient pas compte de la correction de P2, discrète en ce qu’elle prend la forme d’une exclamation de type ratification (« vous avez raison »). L’erreur ici commise n’est pas conçue comme telle par Aicha, et la conversation se poursuit. Il en est de même dans la séquence suivante :

Séquence 6 :
1 P2 alors vous demandez-leur quelque chose. qu’est-ce que vous voulez Farrida/ vous avez besoin de…  
2 K   un outil euh singul[ar]
3 P2 un outil au singulier/ (échange de cartes) Kate regardez si ça vous aide  

Ainsi, l’attention de Kate, en 2, est centrée en tous points de vue sur le sens : il s’agit d’un jeu où les apprenants doivent échanger des cartes pour parvenir à construire des phrases. La répétition de P2 n’est donc pas utile à l’apprenante qui a réussi à exprimer son besoin malgré son erreur. La correction peut, bien sûr, servir dans le sens où tout le monde l’entend, mais elle ne donne pas lieu à prise. On notera au passage l’aspect guidé de l’activité : P2, après avoir posé une question en 1, commence une phrase dans le but de la faire reprendre par les apprenants. Cet acte échoue puisque la phrase n’est pas répétée ; de surcroît, ce n’est pas Farrida, l’apprenante sollicitée, qui répond.

En revanche, la séquence 6 nous montre une série de prises lors même qu’il s’agit, comme en séquence 4, d’une conversation libre. Une différence est cependant à noter : ici il s’agit de répondre à une question dont l’enseignante connaît la réponse, puisqu’elle a participé à la sortie en question, ce qui peut conditionner les intonations interrogatives de Magda. L’enseignante détient les termes de la réponse, et Magda considère donc qu’elle peut l’aider à s’exprimer. L’artifice de l’exercice, sur lequel nous reviendrons en troisième partie (cf. 3.1.3.), n’est pourtant pas forcément inutile :

Séquence 7 :
1 P1 qu’est-ce qu’il y a eu comme changement Magda/  
2 Ma   euh le changement/ c’é- c’était/ c’était pour le: pique-nique
3 P1 oui  
4 Ma   c’est. à déb[u] c’était à la Place de cha-/
5 P1 cha/ jard/ jardin des Chartreux […] à la Croix-rousse  
6 Ma   à la Croix-Rousse\ y après/
7 P1 après/  
8 Ma   c’était ch[En]-ch[EnZ@]/
9 P1 ça a changé oui  
10 Ma   ça a changé pour la: le parc
11 P1 le&le parc  
12 Ma   le parc de la Tête d’or
13 P1 voilà hein donc c’est un petit changement important (…)  

Là encore, la correction est immédiate et discrète, en ce que P1 n’attire pas l’attention de Magda sur ses erreurs mais vise plutôt à l’aider dans sa production. On voit que Magda est focalisée à la fois sur la forme et sur le sens : elle tente de s’exprimer tout en émettant des doutes : les intonations progrédientes en 4 et 8, l’hésitation et l’autocorrection sur l’article en 10, sont autant de signes de ses hypothèses et de sa volonté de s’exprimer de façon intelligible. On observe alors des occurrences données-prises témoignant de son désir d’acquisition : en 6, elle reprend la structure donnée et tente de continuer ; en 10 et 12, après avoir montré son hésitation et avoir été corrigée ou aidée par P1, elle rebondit sur la donnée (ça a changé, le parc) et poursuit sa phrase. Ici, la production de Magda correspond donc clairement à la bifocalisation définie par P. Bange (cf. supra 1.4.) : elle communique tout en réfléchissant sur la forme. On peut considérer qu’il y a ici un contrat didactique puisque Maria sollicite et utilise les interventions de P1. Nous avons donc, à ce qu’il semble, une SPA relativement proche de séquences apparaissant en conversation exolingue. A l’inverse, les séquences précédentes, centrées sur le sens, n’étaient pas favorables à l’acquisition ; quant à la séquence 3 (Sara parlant de sa famille), on peut supposer que le contrat didactique s’est progressivement instauré entre les intervenants : à force d’être corrigée pendant la conversation, Sara a fini par saisir une des interventions.

Ces remarques laisseraient à penser que la correction immédiate, notamment discrète, peut être favorable à l’apprentissage si l’apprenant est disposé, par contrat didactique, à tenir compte des réactions de l’enseignant. Nous verrons ci-après que la correction immédiate est néanmoins problématique, parce qu’elle témoigne d’une conception particulière de l’apprentissage, et d’un rapport enseignant/apprenant trop frontal.

Avant d’aborder la correction immédiate forte, nous souhaiterions toutefois émettre une nuance sur les prises dues à la correction immédiate. Nous tenons en effet à rappeler au lecteur qu’une prise, même idéale, n’équivaut pas à une saisie, c’est-à-dire à l’acquisition réelle de la tournure par l’apprenant. Elles témoignent bien sûr d’un fonctionnement cognitif, et révèlent que l’apprenant remet en question ses hypothèses sur la langue. Cependant, l’acquisition elle-même est bien plus complexe, et peut se jouer sur un laps de temps beaucoup plus long.

Nous avons en effet relevé un exemple particulièrement frappant de prise n’ayant pas donné lieu à saisie. En effet, dans la séquence 8 nous sommes face à une prise très intéressante parce qu’elle a lieu hors du cours, lors d’une réunion avec tout le Centre Social : les femmes reparlent en groupe de leur visite à l’opéra, après avoir visionné des vidéos et des photographies. La situation de parole est donc censée être totalement libre, chacune pouvant intervenir pour donner ses impressions. Toutefois, l’habitude frontale de P1 l’amène à interroger certains apprenants et donc à reproduire une situation de classe :

Séquence 8 :
1 P1 et noir la couleur elle nous avait dit/ qu’est-ce que c’est/  
2 D1   c’était le.
3 D2   triste/
4 D3   non\
5 D4   non c’est pas triste
6 P1 ah c’est pas forcément la tristesse  
7 D4   non c’était XXX là..
8 P1 oui/  
9 D4   r- dans le[
10 P1 la nuit/ la nuit   
11 D4   la nuit oui
12 P1 le rêve/ hein/ parce qu’elle nous avait dit au début[  
13 M   moi j’ai dit. j’ai dit c’est comme une rêve\ elle m’a dit comment j’ai senti j’ai dit comme une rêve
14 P1 comme un rêve voilà\  
15 M   comme un rêve\ quand on rentre c’est comme un rêve
16 P1 c’est ça\  
17 M   et puis. euh. on sait pas [unnee] (= où on est)
18 P1 et oui\  
19 M   on est : dans un : noir. on voyait tout noir. les chaises tout ça. mais : c’est comme un. rêve
20 P1 oui voilà\ il voulait nous/ em-mener\  
21 D6   ouais. mais XXX on arrive pas à rentrer XX
22 P1 oui c’est ça (rire) Zédia/ qu’est-ce que vous avez t- vous souv- vous a- vous avez dit quelque chose l’autre jour là\  
  (…)    

On remarque en 15 et 19 une prise très forte de Mounia (« comme un rêve »), après une correction fort discrète mais néanmoins présente de P1, par ratification en 14. Lors de l’observation, cette prise nous avait frappée et nous avait amenée à relativiser notre refus de la correction immédiate : en effet, malgré la liberté de la production et la centration sur la communication, Mounia prend note de la correction d’une façon étonnante. Il est vrai que cette réaction est conditionnée par l’attitude de P1 qui guide la conversation et se place d’emblée en détentrice du savoir.

Cependant, nous tenons à préciser que cette prise n’a pas donné lieu à saisie par Mounia. En effet, lors des cours suivants la réunion, nous avons été particulièrement attentive à ses interventions et nous avons pu constater, à deux reprises, qu’elle utilisait à nouveau la forme « comme une rêve ». Ce fait ne nous paraît pas étonnant, mais nous tenions à le préciser car il nous semble que prise et saisie sont très souvent confondues par certains enseignants. En effet, n’entend-on pas souvent, dans les classes, des remarques telles que « on l’a déjà vu », « je vous l’ai déjà dit », qui sonnent comme autant de reproches de ne pas avoir retenu la leçon ?

Cette remarque nous permet ainsi de relativiser la notion de prise en correction automatique discrète. Il est en effet évident que toutes les prises, même si elles témoignent souvent d’un travail cognitif, n’amènent pas à saisie, et qu’il ne suffit pas à un apprenant de répéter la séquence correcte pour l’acquérir : une telle conception, proche du béhaviorisme, est en effet à mettre en doute dans l’enseignement. Bien plus, nous verrons ci-après que certaines prises peuvent être machinales ou contraintes, et que la correction immédiate comporte des dangers dont il y a lieu de tenir compte.